DIALLOBEDUCATION

DIALLOBEDUCATION

Cours de Philosophie positive 1ère et 2de leçon

 

 

 

 

Auguste COMTE (1830-1842)

 

 

 

 

 

COURS
DE PHILOSOPHIE POSITIVE
 

 

1re et 2e leçons

 

 

 

 

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,

professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi

Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca

Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt

 

Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"

Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html

 

Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque

Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi

Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

 

 

 

 

 

 

 

Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi à partir de :

 

 

 

Auguste COMTE (1830-1842),

 

COURS DE PHILOSOPHIE POSITIVE

1re et 2e leçon

 

Avec une Notice biographique, une Notice historique et littéraire, des Notes explicatives, des Jugements, un questionnaire et des Sujets de devoirs, par M. Daillie, diplômé d’Études supérieures de philosophie, professeur à l’École Nationale Professionnelle de Lyon.

 

 

Une édition électronique réalisée du livre d’Auguste Comte, Cours de philosophie positive, (1re et 2e leçon). Paris : Librairie Larousse, janvier 1936. 108 pages. Collection Classiques Larousse. 12e tirage.

 

 

Polices de caractères utilisée :

 

Pour le texte: Times, 12 points.

Pour les citations : Times 10 points.

Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.

 

 

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.

 

Mise en page sur papier format

LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)

 

Édition complétée le 28 mai 2002 à Chicoutimi, Québec.

 

 

 

 

 

Table des matières

 

 

 

 

 

Résumé chronologique de la vie d'Auguste Comte

 

 

Cours de philosophie positive

 

Notice sur la doctrine d'Auguste Comte 

 

1. Ce qui se passait entre 1830 et 1840.

2. Les origines de la philosophie d'Auguste Comte.

3. Les influences.

4. Le système d’Auguste Comte.

5. Auguste Comte et la science.

6. La sociologie.

 

Analyse de la 1re leçon

Analyse de la 2e leçon

 

Avertissement de l'auteur

 

Première leçon

 

Deuxième leçon

 

 

 

Jugements

 

Questions sur le « cours de philosophie positive »

 

Questions sur la leçon 1

Questions sur la leçon 2

 

Sujets de devoirs

 

 

 

 

 

 

 

Résumé chronologique de la vie d'Auguste Comte

 

(1798-1857)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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janvier 1798. — Naissance, à Montpellier, d'Auguste Comte, d'une famille de petits bourgeois catholiques et monarchistes.

 

1807-1813. — Brillantes études au lycée de Montpellier. Reçu premier sur une des listes d'admission à Polytechnique, il ne peut y entrer qu'à seize ans, en 1814.

1816. — Renvoi de Polytechnique avec toute sa promotion à la suite d'une manifestation contre un professeur. Pendant quelques mois il suit à Montpellier des cours de physique, chimie, médecine. Retour à Paris où il vit de leçons.

1817. — Comte devient secrétaire de Saint-Simon.

1820. — Sommaire appréciation de l'ensemble du passé moderne.

1822. — Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la Société (première édition à cent exemplaires. Réimpression en avril 1824).

1824. — Comte se sépare de Saint-Simon et reprend sa liberté.

1825. — Mariage d'Auguste Comte avec Caroline Massin. - Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (nos 7, 8 et 10 du Producteur).

1826. — Considérations sur le pouvoir spirituel (nos 13, 20 et 21 du Producteur).

            - Le 2 avril commencement du Cours de Philosophie Positive: les trois premières leçons seulement purent être données. Le 12 avril Comte est malade : anémie cérébrale. Séjour dans la maison de santé de l'alié­niste Esquirol. En sort en décembre 1826.

1827. — Tentative de suicide : Comte se jette à la Seine du haut du pont des Arts.

1828. — Examen du traité de Broussais sur l'irritation et la folie (journal de Paris, août).

1829. — Le 4 janvier, reprise du Cours de Philosophie positive.

1830 (début de juillet) à 1842. - Publication du Cours de Philosophie Positive. 1er vol., 1830 ; 2e vol., 1835 ; 3e vol., 1838 ; 4e vol., 1839 ; 51 vol., 1841 ; 6e vol., 1842.

1832. — Comte est nommé répétiteur d'analyse et de mécanique rationnelle à l'école Polytechnique.

1843. — Traité élémentaire de géométrie analytique à deux et trois dimen­sions.

1844. — Discours sur l'esprit positif (en préambule à un Traité philosophique d'astronomie populaire, cours public professé à la mairie du IIIe arrondissement de Paris).

            - Rencontre de Clotilde de Vaux.

1846. — Mort de Clotilde de Vaux.

1848. — Discours sur l'ensemble du positivisme. Fondation de la Société positiviste. 1851-1854. -Système de politique Positive.

1852. — Catéchisme positiviste.

1856. — Premier volume de la Synthèse subjective.

30 septembre 1857. - Auguste Comte meurt à Paris.

 

Auguste Comte avait quarante-neuf ans de mains que Laplace, trente-huit ans de moins que Saint-Simon, vingt-neuf ans de moins que Cuvier, vingt-trois ans de moins qu'Ampère, onze ans de moins que Guizot, huit ans de moins que Lamartine, six ans de moins que Victor Cousin, un an de moins que Thiers; quatre ans de plus que V. Hugo, six ans de plus que Sainte-Beuve, huit ans de plus que Stuart Mill, quinze ans de plus que CI. Bernard, vingt-deux ans de plus que H. Spencer, vingt-cinq ans de plus que Renan, Vingt-neuf ans de plus que Marcelin Berthelot, trente ans de plus que Taine, quarante-deux ans de plus que Zola.

 

 

 

 

 

Cours de philosophie positive

1830-1842

 

 

 

 

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NOTICE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ce qui se passait entre 1830 et 1840. - EN POLITIQUE : Révolution de Juillet I83 et avènement de Louis-Philippe (1830-1848). - Novembre 1831 : Troubles de Lyon. - Juin 1832 : Tentatives de la duchesse de Berry en Ven­dée. Insurrection républicaine à Paris (cloître Saint-Merry). - Avril 1834 : Insurrections de Lyon et de Paris (affaire de la rue Transnonain). - Juillet 1835 : Attentat de Fieschi. - Septembre : Lois sur la presse. - 1836 : Fondation du journal la Presse par E. de Girardin (juillet). Démission de Thiers (août) et ministère Molé (septembre 1836 - mars 1839). Tentative de gouvernement personnel de Louis-Philippe; la coalition. - 1840 : second ministère Thiers. Louis Blanc publie : l'Organisation du travail.

 

A l'étranger : Août 1830 : Soulèvement de la Belgique. - Novembre 1830 In­­sur­­rection de la Pologne. - En Angleterre : réforme électorale de 1832 ; - agi­tation irlandaise et chartiste ; - ,avènement de la reine Victoria (1837). - En Italie : Le Risorgimento. - En Orient : Crise égyptienne; alliance d'Unkiar Selessi (1833). - Traité de Londres (1840).

 

EN LITTÉRATURE: Épanouissement du romantisme. Hugo : Hernani (1830). G. Sand : Indiana (1831). Vigny : Stello (1832). Balzac : Eugénie Grandet (1833). Lamennais : Paroles d'un croyant (1834). Hugo : Chants du Cré­pus­cule (1835). Lamartine : Joselyn (1836), Recueillements (1839). Hugo : Voix intérieures (1837), Ruy Blas (1838). Mérimée : Colomba (1840).

 

DANS LES ARTS : Corot : la Cathédrale de Chartres (peinture, 1830). Rude : Départ des volontaires (sculpture, 1836). David d'Angers : Fronton du Panthéon (1837). Delacroix : Entrée des Croisés à Constantinople (184o). En musique : Auber, Halévy, Berlioz, Chopin.

 

DANS LES SCIENCES: Travaux d'Ampère (mort en 1836) et d'Arago, Faraday (induction électrique, 1831), Gauss (télégraphie électrique), Gay-Lussac, Dalton, Berzelius (traité de chimie), Chevreul (études sur les corps gras). - La daguerréotypie : 1839. - Les naturalistes : Cuvier (mort en 1832), de Blainville, Geoffroy Saint-Hilaire.

 

 

 

 

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Les origines de la philosophie d'Auguste Comte. - La philosophie d'Au­guste Comte a germé et s'est développée dans la période de crise sociale et morale qui a suivi la Révolution française. Un régime a été complètement abattu - c'est, du moins, le sentiment général - et aucun régime stable n'a encore pu être instauré pour le remplacer. Ni les assemblées révolutionnaires, ni le Directoire, ni l'Empire n'y sont parvenus. Par ailleurs, la croissance de la grande industrie soulève des difficultés nouvelles qui compliquent encore le problème et en retardent la solution. Il importe cependant que cette période critique prenne fin et qu'une période « organique » lui succède au plus tôt. Ces préoccupations dominent toutes les spéculations philosophiques en ce début du XIXe siècle et, tout jeune encore, Auguste Comte éprouve comme bien d'autres l'ambition de réorganiser la société. Au milieu du désordre général, pourtant, et malgré le trouble des esprits, les sciences poursuivent depuis la seconde moitié du siècle précédent une marche toujours plus assurée et con­duisent l'esprit humain vers de nouvelles conquêtes. Élément de fixité dans la débâcle universelle, peut-être fourniront-elles à l'humanité le moyen de se sauver. Si elles parvenaient à lui donner un système d'idées et de croyan­ces sur lequel l'accord puisse se réaliser aisément, l'anarchie intellectuelle dispa­raîtrait et la crise serait virtuellement terminée. La philosophie de Comte est née de ce besoin de « réorganiser», si vivement ressenti par les hommes de son temps, et du spectacle rassurant des progrès scientifiques. Mais avant de se constituer en système cohérent, elle avait subi diverses influences qu'il convient de préciser.

 

 

 

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Les influences. - S'il n'a pas connu directement certains écrits de Turgot où apparaissent des idées qui lui seront chères, Comte, de son propre aveu, a lu Condorcet et en particulier l'Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Il a médité Montesquieu (l'Esprit des Lois). Il n'ignore pas non plus la Théorie du pouvoir de de Bonald et il confesse avoir goûté le livre Du Pape de Joseph de Maistre. Bien des éléments de sa doctrine, qui peuvent lui avoir été inspirés par ces lectures, se retrouvent, il est vrai, dans les écrits de Saint-Simon dont il devient le secrétaire à partir de 1817. Il le restera jusqu'en 1824, bien que, déjà, l'accord complet ne règne plus entre eux dès 1822. Mais le disciple momentané restera profondément marqué de l'influence du maître. En ce qui concerne la philosophie des sciences, Saint-Simon, dans l'Introduction aux travaux scientifiques (18o8), dans l'Esquisse d'une nou­velle, Encyclopédie (1810), dans son Travail sur la gravitation universelle (1813), cherche une théorie générale qui reconstituera l'unité des connais­san­ces humaines. Mais il manque de compétence scientifique et il s'en tient bientôt à la science sociale (Mémoire sur la physiologie appliquée à l'améli­o­ra­tion des institutions sociales).

 

La société est un être collectif. « L'histoire de la civilisation devient dès lors l'histoire d'un organisme qui se créé des organes : elle rentre dans la physiologie bien comprise. » La philosophie de l'histoire sera la partie capitale de la science sociale. Celle qu'il adopte est une philosophie intellectualiste. Elle dégage une loi d'évolution qui se retrouve chez Comte: c'est la loi des trois états qui, complétée par la classification des sciences, constitue la base de la philosophie comtiste. Les travaux de MM. Bouglé et Halévy sur la Doctrine de Saint-Simon ont montré que « dans le saint-simonisme de cette époque (jusqu'en 1814) qui veut appliquer la science à la société et montre la société conduite par la science, tout le positivisme est en germe ». Cette constatation ne diminue en rien le mérite de Comte qui est d'avoir systématisé la loi des trois états et d'en avoir tenté une démonstration précise.

 

 

 

 

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Le système d’Auguste Comte. - De ce qui précède, on a pu déduire déjà que le but de Comte, c'est la réorganisation de la société. et le moyen d'y par­ve­nir, la réorganisation spirituelle. Il considère comme une « niaiserie » la prétention de réformer directement les institutions. Or, dans le domaine de l'intelligence règne l'anarchie; « relativement à toutes les maximes fonda­mentales, dont la fixité est la première condition d'un véritable ordre social », des divergences profondes séparent les esprits. Ces divergences tiennent à la coexistence de trois modes de penser radicalement incompatibles: la philo­sophie théologique, qui explique l'apparition des phénomènes par la volonté des dieux; la philosophie métaphysique, qui substitue aux divinités des enti­tés, des abstractions; la philosophie positive qui, renonçant à la recherche des causes transcendantes s'en tient à celle des lois des phénomènes. Ces différen­tes philosophies correspondent d'ailleurs à trois états successifs de l'intelli­gence humaine dans son développement; de même les diverses scien­ces ont passé par ces trois états pour arriver plus ou moins vite, plus ou moins com­plè­tement à la positivité. Le développement intellectuel de l'individu repro­duit celui de l'espèce : certains ont atteint l'état positif alors que d'autres en sont encore à l'état théologico-métaphysique. De là, l'anarchie spirituelle. Pour la faire disparaître il faut achever d'abord le triomphe de l'esprit positif dans toutes les sciences, puis étendre la méthode scientifique à l'étude des phéno­mènes sociaux, constituer la « physique sociale »; mais la fondation de cette science, qui porte sur les faits les moins généraux et les plus complexes, suppose la disposition des sciences en une hiérarchie nécessaire; il faudra en parcourir toute l'échelle pour arriver à la science sociale, les autres sciences apparaissant ainsi comme « d'indispensables préliminaires » à l'étude de cette dernière : « car on ne peut étudier ces phénomènes complexes sans faire repo­ser leur étude sur celle des plus simples ». On verra dans la deuxième leçon du Cours quelles sciences Comte fait entrer dans sa « hiérarchie encyclopé­dique » et sur quel principe celle-ci repose. Il ne cherche nullement la réduc­tion à une loi unique de l'ensemble des phénomènes; mais il tend à ériger la sociologie en science universelle; elle absorbe toutes les autres et les suppose toutes; c'est un centre autour duquel s'ordonnent les autres (Lévy-Bruhl). « Si les lois de la sociologie pouvaient nous être assez connues, écrit Comte (Politique Positive, II, 442), elles seules suffiraient pour remplacer toutes les autres, sauf les difficultés de déduction. »

 

Le savoir humain étant ainsi devenu homogène, il est possible de prévoir une réforme de l'éducation qui fera passer dans les esprits cette doctrine unique, condition nécessaire de l'unité sociale.

 

 

 

 

 

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Auguste Comte et la science. - Cette esquisse générale du système doit être complétée par un aperçu des conceptions d'Auguste Comte sur la science.

 

Celle-ci est fondée sur l'observation des faits; mais une simple accumula­tion de faits ne constitue pas la science, qui consiste essentiellement en un système de lois marquant les rapports nécessaires et invariables entre les phé­no­mènes. Ainsi, le raisonnement doit contrôler constamment l'observation dont la domination exclusive aboutirait à l'empirisme, comme la prépondé­rance de l'imagination conduit au mysticisme. Pourtant, pour observer, l'esprit a besoin de se créer des « théories », des hypothèses, faute de quoi les phéno­mènes lui apparaîtraient comme isolés, quand ils ne passeraient pas inaperçus de lui; mais ces hypothèses « doivent présenter le caractère de simples anti­ci­pations sur ce que l'expérience et le raisonnement auraient pu dévoiler immé­diate­ment, si les circonstances du problème eussent été plus favorables ». Les lois permettent de lier et d'assimiler les faits et, de son côté, la croyance à l'invariabilité des lois naturelles autorise la prévision, c'est-à-dire qu'elle rend possible la substitution de la déduction à l'expérience, favorisant ainsi l'exten­sion et la liaison de nos connaissances. Cette croyance - ce « dogme fonda­mental », a dit Comte - résulte d'une induction graduelle, à la fois individuelle et collective, et sa nécessité est une nécessité d'expérience, et d'expérience sociale. L'idée d'un monde régi par des lois naturelles et invariables exclut la croyance à la théorie des causes finales; du moins Comte rejette-t-il la finalité théologico-métaphysique pour lui substituer le principe des conditions d'exis­tence. L'existence des êtres est subordonnée à la fois à leur constitution et au « milieu », c'est-à-dire non seulement au « fluide où l'organisme est plon­gé », mais en général à « l'ensemble total des circonstances d'un genre quelconque nécessaires à l'existence de chaque organisme déterminé ». Ce principe n'ex­pri­me pas autre chose que « la conception directe et générale de l'harmonie nécessaire » entre les deux analyses de tout être actif : l'analyse statique qui considère les éléments dans leurs rapports de connexité et de liaison simul­tanée, et l'analyse dynamique qui découvre les lois de leur évolution néces­saire. L'idée de ce principe est déjà dans Diderot, Hume et d'Holbach; quant à la théorie des milieux, popularisée par Taine, Comte l'a formulée en générali­sant les applications que Montesquieu, Lamarck et Bichat en avaient faites, le premier aux faits sociaux, les deux autres aux phénomènes de la vie.

 

Formuler de tels principes est le rôle de la philosophie des sciences, de cette « philosophie première » que Bacon avait entrevue. Les lois qui gouve­rnent l'ordre du monde sont en effet de deux sortes : celles de chaque science particulière et qui constituent son domaine propre; celles que l'esprit découvre lorsque, abandonnant le point de vue spécial de la science, il s'élève jusqu'au point de vue universel de la philosophie. Ces lois, Comte les appelle lois encyclopédiques; elles révèlent les rapports qui unissent les divers ordres de phénomènes; de sorte que ces différents systèmes de lois, irréductibles l'un à l'autre, que sont les sciences spéciales, apparaissent ainsi comme « conver­gents »; ils sont en harmonie entre eux, et cela suffit à réaliser cette unité que recherche obstinément l'entendement humain. Celui-ci dégage ainsi un ordre universel « qui résulte d'un concours nécessaire entre le dehors et le dedans», car « si l'harmonie n'existait nullement hors de nous, notre esprit serait incapable de le concevoir ». Sans doute cet ordre est-il relatif, comme notre esprit lui-même; mais il est harmonieux puisque chaque classe de phénomè­nes y apparaît comme régie semblablement par des lois. Ainsi « la science réelle, envisagée du point de vue le plus élevé, n'a d'autre but général que d'établir ou de fortifier sans cesse l'ordre intellectuel qui est la base de tout autre ordre ».

 

 

 

 

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La sociologie. - Ainsi la conception comtiste de la science nous apparaît dominée par les préoccupations sociales de notre auteur et nous ramène à la sociologie, « but spécial » de son Cours de philosophie positive. Notre dessein n'est pas, dans le cadre d'une étude aussi restreinte, d'en donner un exposé complet, non plus d'ailleurs que de parler de sa politique et de sa religion. Comte a conçu la physique sociale comme une science abstraite et théorique; elle n'a en vue que la recherche des lois des phénomènes sociaux; il est inutile de définir le fait social, car tous les phénomènes proprement humains sont sociologiques; l'homme est une abstraction, et la seule réalité, objet de scien­ce, c'est l'humanité. La totalité de l'espèce humaine est un seul être qui évolue. Cette idée de Condorcet, qui fut aussi celle de Saint-Simon, Comte la consi­dère comme l'une des plus fécondes de la science sociale; elle commande l'indépendance de la sociologie, car ramener la physique sociale à la biologie, serait annuler l'observation du passé social. Celui-ci ne peut se connaître que par une méthode propre à la sociologie : la méthode historique d'observation qui repose sur le postulat suivant que la nature de l'homme évolue sans se transformer. L'idée de progrès chez les révolutionnaires s'appuie sur la notion de perfectibilité illimitée; or, la nature humaine ne change pas, elle se déve­loppe; le progrès ne lui incorpore aucun élément nouveau, il ne fait que déga­ger des virtualités latentes. Ainsi se concilient les deux notions, en apparence incompatibles, d'ordre et de progrès. Les traditionalistes de l'école de de Bonald ont eu raison de marquer la domination du spirituel sur le temporel et de préconiser la restauration de l'ordre au moyen d'un système cohérent de croyances; mais l'ordre ne peut subsister sans tenir compte du progrès de l'esprit humain. La philosophie positive a voulu tenter la synthèse de ces deux courants contradictoires. Comte introduit dans sa sociologie une division en deux parties qui a l'avantage de correspondre à la distinction de l'ordre et du progrès : la statique sociale, où il étudie les actions et réactions, les uns sur les autres, des divers éléments sociaux, c'est-à-dire le consensus social; la dyna­mique sociale, qu'il considère comme la partie la plus impor­tante et qu'il définit : « La science du mouvement nécessaire et continu de l'humanité, » en d'au­tres termes, la science des lois du progrès. «Auguste Comte, écrit M. Déat (Sociologie, p. 10), a inventé le terme de sociologie... mais sa gloire est d'avoir réellement créé cette science. Il a eu le juste senti­ment que la réalité sociale devait désormais être traitée comme les réalités naturelles et si finalement il faut revenir à la pratique et proposer un système de croyances, un idéal, c'est toujours par la science qu'il faudra passer. »

 

 

 

 

 

 

Analyse

 

de la 1re et de la 2e leçon

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Analyse de la première leçon.

 

I. L'objet de la première leçon est d'exposer le but du cours, c'est-à-dire de définir l'esprit de la philosophie positive. Les considérations générales qui vont être exposées permettront de limiter exactement le champ des re­cher­ches. (Voir leçon 1-I)

 

II. L'intelligence humaine s'est développée au cours des siècles en passant par trois états successifs : l'état théologique, ou fictif, l'état métaphysique, ou abstrait, l'état positif, ou scientifique. Trois états caractérisés par trois métho­des de philosopher de caractère différent et même radicalement opposé. De là trois sortes de philosophies : la première est le point de départ nécessaire de l'esprit humain, la troisième son état fixe; la seconde marque la transition. Caractéristiques de chacun de ces états. (Voir leçon 1-II)

 

III. Une démonstration provisoire de la loi des trois états peut s'établir sur : 1˚ des preuves historiques : a) par la considération générale de l'histoire des sciences; b) par l'histoire individuelle de chacun de nous; 2˚ des preuves théoriques : il faut à chaque époque une théorie quelconque pour lier les faits observés faute de quoi ceux-ci seraient inintelligibles ou passeraient inaper­çus. Aussi la philosophie primitive ne pouvait-elle être que théologique d'au­tant plus que l'esprit humain dans son enfance se propose par-dessus tout des solutions à des questions inaccessibles sur la nature intime des êtres, sur l'ori­gine et la fin des phénomènes. Aujourd'hui la raison humaine est assez mûre pour se livrer aux recherches positives, mais elle a dû, en raison de la fai­bles­se congénitale de l'esprit, passer par un état intermédiaire, l'état méta­physique destiné à opérer la transition. (Voir leçon 1-III)

 

IV. Le caractère fondamental de la philosophie positive est de regarder tous les phénomènes comme assujettis à des lois naturelles invariables et de considérer comme vide de sens toute recherche des causes premières ou finales. Il lui suffit d'analyser avec exactitude les circonstances de production des phénomènes et de les rattacher les unes aux autres par des relations nor­males de succession et de similitude. Exemples de la gravitation univer­selle et de la théorie analytique de la chaleur de Fourier. (Voir leçon 1-IV)

 

V. Toutes les sciences n'ont pas passé aussi rapidement par les trois phases de leur développement. Certaines sont devenues positives avant d'autres et cela dans un ordre invariable et nécessaire, conforme à la nature diverse des phénomènes et déterminé par leur degré de généralité, de simplicité et d'indé­pendance réciproque. C'est depuis Bacon, Descartes et Galilée que la marche des sciences vers la positivité s'est accentuée. La philosophie positive embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de phénomènes? Non, il lui faut d'abord s'étendre aux phénomènes sociaux pour acquérir le caractère d'uni­versalité qui lui manque encore; la constitution de la physique sociale est le but spécial de ce cours. Mais celui-ci en a un autre, plus général : considérer chaque science fondamentale dans ses relations avec les autres sciences sous le double rapport de ses méthodes essentielles et de ses résultats principaux, c'est-à-dire la réorganisation de l'ensemble des connaissances. (Voir leçon 1-V)

 

VI. Cette réorganisation aura de multiples avantages, dont les principaux sont les suivants : 1˚ ce travail mettra en évidence les lois de l'esprit humain et permettra l'étude des phénomènes intellectuels de la seule manière qui soit légitime;

 

2˚ Il aura aussi comme conséquence de présider à une refonte générale de notre système d'éducation, car il est nécessaire de substituer à notre éducation essentiellement théologique, métaphysique et littéraire, une éducation positive mieux adaptée aux besoins de la civilisation moderne;

 

3˚ Il contribuera aux progrès particuliers des diverses sciences positives, certains problèmes exigeant, pour leur solution, la combinaison des points de vue de plusieurs sciences;

 

4˚ Enfin, la réorganisation de notre système de connaissances est la seule base solide de la réorganisation sociale, car tout le mécanisme social repose finalement sur les opinions. (Voir leçon 1-VI)

 

VII. Il ne faudrait pas confondre ce cours avec une tentative d'explication universelle des phénomènes. On n'a pas voulu considérer tous les phénomènes comme les effets divers d'un principe unique, entreprise chimérique car la complexité des phénomènes en empêchera sans doute toujours la réalisation. Pour que la philosophie positive puisse produire des effets bienfaisants l'unité de méthode seule est nécessaire; quant à la doctrine il suffit qu'elle soit homogène. (Voir leçon 1-VII)

 

 

 

Analyse de la 2e leçon.

 

I. La deuxième leçon a pour objet de présenter le plan du cours, c'est-à-dire l'ordre dans lequel seront étudiées les différentes sciences, finalement la hiérarchie des sciences. De nombreuses tentatives de classifications ont déjà été faites, mais elles ont échoué, soit qu'elles aient été prématurées, soit que leurs auteurs aient manqué de compétence. Le moment, par contre, est favo­rable à une classification positiviste car les conceptions fondamentales sont devenues positives et, d'autre part, les botanistes et les zoologistes nous ont dotés d'une théorie générale des classifications. (Voir leçon 2-I)

 

II. Mais il faut d'abord circonscrire avec précision le sujet de la classifi­cation. Celle-ci ne portera que sur les sciences théoriques et écartera les sciences pratiques, celles-ci ayant pour base celles-là; la science est, en effet, purement spéculative et doit être cultivée pour elle-même sans égard aux résultats pratiques qu'elle peut produire. Mais parmi les sciences théoriques il faut distinguer les sciences abstraites et les sciences concrètes; les premières ont pour objet la découverte des lois qui régissent les phénomènes, les secon­des consistent dans l'application de ces lois à l'histoire effective des différents êtres existants. C'est sur les sciences théoriques abstraites que porteront les études dans ce cours. (Voir leçon 2-II)

 

III. Toute classification renferme toujours quelque chose d'artificiel, car il est impossible de disposer les sciences dans l'ordre de leur enchaînement natu­rel sans être entraîné dans aucun cercle vicieux. C'est que le philosophe est obligé de combiner deux méthodes d'exposition : l'exposé historique, qui convient surtout aux sciences à leurs débuts, et l'exposé dogmatique, qui n'est applicable qu'aux sciences parvenues déjà à un assez haut degré de dévelop­pement. L'esprit a tendance à substituer l'exposé dogmatique à l'exposé histo­rique; mais l'inconvénient du premier est qu'il ne rend pas compte de la manière dont se sont formées les connaissances; aussi, quoi qu'on fasse, on ne peut éviter de présenter comme antérieure une science qui aura cependant besoin d'emprunter des notions à une autre science classée dans un rang posté­rieur. Il n'y aura à cela aucun inconvénient, pourvu que cet emprunt ne porte pas sur des conceptions caractéristiques de chaque science. (Voir leçon 2-III)

 

IV. Cela posé, dans quel ordre vraiment rationnel disposer les sciences fondamentales ? Ce qu'il faut déterminer, c'est la dépendance réelle des diver­ses études scientifiques; or, cette dépendance ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants. L'ordre a adopter dans la classification doit être déterminé par le degré de simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des phénomènes, d'où résulte leur dépendance successive et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude. Par application du principe de la hiérarchie des sciences on aboutit à la classification suivante : astronomie (physique céleste) - physique, chimie (physique terrestre), formant ensemble la physique inorganique - physiologie, physique sociale ou socio­logie formant ensemble la physique organique. (Voir leçon 2-IV)

 

V. Cette classification possède des propriétés importantes : 1° d'abord elle est conforme aux divisions qui se sont introduites sponta­nément dans le travail scientifique; 2° elle est conforme, en outre, à l'ordre effectif du déve­loppement de la philosophie naturelle : l'histoire des sciences le vérifie; 3° elle marque exactement le degré de perfection relative des diffé­rentes sciences, c'est-à-dire le degré de précision des connaissances et leur coordination plus ou moins intime. Ne pas confondre degré de précision et degré de certitude; 4° enfin elle permet de concevoir le plan d'une éducation rationnelle aussi bien pour les savants que pour l'ensemble des intelligences. (Voir leçon 2-V)

 

VI. Il reste à déterminer la place d'une science fondamentale volontaire­ment omise jusqu'alors : la science mathématique. Dans sa partie abstraite ou calcul, elle n'est qu'une admirable extension de la logique naturelle à un cer­tain ordre de déductions. Elle est la vraie base fondamentale de toute la philo­sophie positive; aussi doit-elle être placée en tête par application du principe déjà cité. Les phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus simples, les plus abstraits, les plus irréductibles, les plus indépendants de tous les autres. C'est donc la science mathématique qui doit constituer le véritable point de départ de toute éducation scientifique rationnelle. (Voir leçon 2-VI)

 

Les deux premières leçons du Cours de Philosophie positive ont été don­nées à partir du 2 avril 1826 ; elles n'ont été éditées qu'en 1830 dans le pre­mier volume du Cours; mais l'essentiel s'en trouve déjà en germe dans les opuscules antérieurs.

 

Les chiffres en caractères gras, placés au début des paragraphes renvoient aux Questions à la fin du volume.

 

 

 

 

 

 

 

A mes illustres amis

 

M. Le baron Fourier

 

Secrétaire perpétuel de l'Académie royale des sciences

 

M. le professeur

 

H. M. D. De Blainville

 

Membre de l'académie royale des sciences

 

En témoignage de ma respectueuse affection.

 

Auguste Comte

 

 

 

 

 

 

Avertissement
de l'auteur

 

Paris, le 18 décembre 1829.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Ce cours, résultat général de tous mes travaux depuis ma sortie de l'École polytechnique en 1816, fut ouvert pour la première fois en avril 1826. Après un petit nombre de séances, une maladie grave m'empêcha, à cette époque, de poursuivre une entreprise encouragée, dès sa naissance, par les suffrages de plusieurs savants du premier ordre, parmi lesquels je pouvais citer dès lors MM. Alexandre de Humboldt, de Blainville, et Poinsot, membres de l'Aca­dé­mie des sciences, qui voulurent bien suivre avec un intérêt soutenu l'exposi­tion de mes idées. J'ai refait ce cours en entier l'hiver dernier, à partir du 4 janvier 1829, devant un auditoire dont avaient bien voulu faire partie M. Fourier, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, MM. de Blainville, Poinsot, Navier, membres de la même Académie, MM. les professeurs Brous­sais, Esquirol, Binet, etc., auxquels je dois ici témoigner publiquement ma reconnaissance pour la manière dont ils ont accueilli cette nouvelle tentative philosophique.

 

Après m'être assuré par de tels suffrages que ce cours pouvait utilement recevoir une plus grande publicité, j'ai cru devoir, à cette intention, l'exposer cet hiver à l'Athénée royal de Paris, où il vient d'être ouvert le 9 décembre.

 

Le plan est demeuré complètement le même; seulement les convenances de cet établissement m'obligent à restreindre un peu les développements de mon cours. Ils se trouvent tout entiers dans la publication que je fais aujourd'hui de mes leçons, telles qu'elles ont eu lieu l'année dernière.

 

Pour compléter cette notice historique, il est convenable de faire observer, relativement à quelques-unes des idées fondamentales exposées dans ce cours, que je les avais présentées antérieurement dans la première partie d'un ouvra­ge intitulé : Système de politique positive imprimée à cent exemplaires en mai 1822, et réimprimée ensuite en avril 1824, à un nombre d'exemplaires plus considérable. Cette première partie n'a point encore été formellement publiée, mais seulement communiquée par la voie de l'impression, à un grand nombre de savants et de philosophes européens. Elle ne sera mise définitivement en circulation qu'avec la seconde partie, que j'espère pouvoir faire paraître à la fin de l'année 1830.

 

J'ai cru nécessaire de constater ici la publicité effective de ce premier tra­vail, parce que quelques idées, offrant une certaine analogie avec une partie des miennes, se trouvent exposées, sans aucune mention de mes recherches, dans divers ouvrages publiés postérieurement, surtout en ce qui concerne la rénovation des théories sociales. Quoique des esprits différents aient pu, sans aucune communication, comme le montre souvent l'histoire de l'esprit hu­main, arriver séparément à des conceptions analogues en s'occupant d'une même classe de travaux, je devais néanmoins insister sur l'antériorité réelle d'un ouvrage peu connu du public, afin qu'on ne suppose pas que j'ai puisé le germe de certaines idées dans des écrits qui sont, au contraire, plus récents.

 

Plusieurs personnes m'ayant déjà demandé quelques éclaircissements rela­tivement au titre de ce cours, je crois utile d'indiquer ici, à ce sujet, une expli­ca­tion sommaire.

 

L'expression philosophie positive étant constamment employée, dans toute l'étendue de ce cours, suivant une acception rigoureusement invariable, il m'a paru superflu de la définir autrement que par l'usage uniforme que j'en ai toujours fait. La première leçon, en particulier, peut être regardée tout entière comme le développement de la définition exacte de ce que j'appelle la philo­sophie positive.

 

Je regrette néanmoins d'avoir été obligé d'adopter, à défaut de tout autre, un terme comme celui de philosophie, qui a été si abusivement employé dans une multitude d'acceptions diverses. Mais l'adjectif positive par lequel j'en modifie le sens me paraît suffire pour faire disparaître, même au premier abord, toute équivoque essentielle, chez ceux, du moins, qui en connaissent bien la valeur. Je me bornerai donc, dans cet avertissement, à déclarer que j'em­­ploie le mot philosophie dans l'acception que lui donnaient les anciens, et parti­culièrement Aristote, comme désignant le système général des concep­tions humaines [1] ; et, en ajoutant le mot positive [2], j'annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à envisager les théories, dans quelque ordre d'idées que ce soit, comme ayant pour objet la coordi­nation des faits observés, ce qui constitue le troisième et dernier état de la philosophie générale, primitivement théologique et ensuite métaphysique, ainsi que je l'explique dès la première leçon.

 

Il y a, sans doute, beaucoup d'analogie entre ma philosophie positive et ce que les savants anglais entendent, depuis Newton surtout, par philosophie naturelle. Mais je n'ai pas dû choisir cette dernière dénomination, non plus que celle de philosophie des sciences, qui serait peut-être encore plus précise, parce que l'une et l'autre ne s'entendent pas encore de tous les ordres de phénomènes, tandis que la philosophie positive, dans laquelle je comprends l'étude des phénomènes sociaux aussi bien que de tous les autres, désigne une manière uniforme de raisonner applicable à tous les sujets sur lesquels l'esprit humain peut s'exercer [3]. En outre, l'expression philosophie naturelle est usitée, en Angleterre, pour désigner l'ensemble des diverses sciences d'observation considérées jusque dans leurs spécialités les plus détaillées; au lieu que, par philosophie positive, comparé à sciences positives, j'entends seulement l'étude propre des généralités des différentes sciences, conçues comme soumises à une méthode unique, et comme formant les différentes parties d'un plan général de recherches. Le terme que j'ai été conduit à construire est donc, à la fois, plus étendu et plus restreint que les dénominations, d'ailleurs analogues, quant au caractère fondamental des idées, qu'on pourrait, de prime abord, regarder comme équivalentes.

 

 

Paris, le 18 décembre 1829.


 

 

 

 

 

 

Première leçon

 

SOMMAIRE. - Exposition du but de ce cours, ou considérations générales sur la nature et l'importance de la philosophie positive.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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(Voir l’analyse de la leçon 1 - I)

 

I. (1) L'objet de cette première leçon est d'exposer nettement le but du cours, c'est-à-dire de déterminer exactement l'esprit dans lequel seront consi­dérées les diverses branches fondamentales de la philosophie naturelle [4], indi­quées par le programme sommaire que je vous ai présenté.

 

 

(2) Sans doute, la nature de ce cours ne saurait être complètement appré­ciée, de manière à pouvoir s'en former une opinion définitive, que lorsque les di­ver­ses parties en auront été successivement développées. Tel est l'inconvé­nient ordinaire des définitions relatives à des systèmes d'idées très étendus, quand elles en précèdent l'exposition. Mais les généralités peuvent être con­çues sous deux aspects, ou comme aperçu d'une doctrine à établir [5], ou com­me résumé d'une doctrine établie. Si c'est seulement sous ce dernier point de vue qu'elles acquièrent toute leur valeur, elles n'en ont pas moins déjà, sous le premier, une extrême importance, en caractérisant dès l'origine le sujet à con­si­dérer. La circonscription générale du champ de nos recherches, tracée avec toute la sévérité possible, est, pour notre esprit, un préliminaire particulière­ment indispensable dans une étude aussi vaste et jusqu'ici aussi peu détermi­née que celle dont nous allons nous occuper. C'est afin d'obéir à cette néces­sité logique, que je crois devoir vous indiquer, dès ce moment, la série des considérations fondamentales qui ont donné naissance à ce nouveau cours, et qui seront d'ailleurs spécialement développées, dans la suite, avec toute l'ex­ten­sion que réclame la haute importance de chacune d'elles.

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - II)

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II. (1) Pour expliquer convenablement la véritable nature et le caractère propre de la philosophie positive, il est indispensable de jeter d'abord un coup d'œil général sur la marche progressive de l'esprit humain, envisagée dans son ensemble [6] : car une conception quelconque ne peut être bien connue que par son histoire.

 

 

(2) En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert [7] une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solide­ment établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connais­sance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions prin­­ci­pales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique [8], ou fictif; l'état méta­phy­sique [9], ou abstrait; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'es­prit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recher­ches trois méthodes de philosopher dont le caractère est essentiellement diffé­rent et même radicalement opposé - d'abord la méthode théologique, ensui­te la méthode métaphysique et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensem­ble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement [10] : la première est le point de départ nécessaire [11], de l'intelligence humaine; la troisième, son état fixe et définitif; la seconde est uniquement destinée à servir de transition.

 

 

(3) Dans l'état théologique, l'esprit humain, dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime [12] des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire [13] explique toutes les anomalies apparentes de l'univers.

 

 

(4) Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier [14], les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante [15].

 

 

(5) Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'ob­ser­vation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude [16]. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels [17], n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux [18] dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre.

 

 

(6) Le système théologique est parvenu à la plus haute perfection dont il soit susceptible quand il a substitué l'action providentielle d'un être unique au jeu varié des nombreuses divinités indépendantes qui avaient été imaginées primitivement [19]. De même, le dernier terme du système métaphysique consis­te à concevoir, au lieu de différentes entités particulières, une seule grande entité générale, la nature, envisagée comme la source unique de tous les phé­no­mènes. Pareillement, la perfection du système positif, vers laquelle il tend sans cesse, quoiqu'il soit très probable qu'il ne doive jamais l'atteindre, serait de pouvoir se représenter tous les divers phénomènes observables comme des cas particuliers d'un seul fait général, tel que celui de la gravitation, par exemple.

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - III)

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III. (1) Ce n'est pas ici le lieu de démontrer spécialement cette loi fonda­men­tale du développement de l'esprit humain, et d'en déduire les consé­quen­ces les plus importantes. Nous en traiterons directement, avec toute l'exten­sion convenable, dans la partie de ce cours relative à l'étude des phénomènes sociaux [20]. Je ne la considère maintenant que pour déterminer avec précision le véritable caractère de la philosophie positive, par opposition aux deux autres philosophies qui ont successivement dominé, jusqu'à ces derniers siècles, tout notre système intellectuel. Quant à présent, afin de ne pas laisser entièrement sans démonstration une loi de cette importance, dont les applications se pré­senteront fréquemment dans toute l'étendue de ce cours, je dois me borner à une indication rapide des motifs généraux les plus sensibles qui peuvent en constater l'exactitude.

 

 

(2) En premier lieu, il suffit, ce me semble, d'énoncer une telle loi, pour que la justesse en soit immédiatement vérifiée par tous ceux qui ont quelque connaissance approfondie de l'histoire générale des sciences. Il n'en est pas une seule, en effet, parvenue aujourd'hui à l'état positif, que chacun ne puis­se aisément se représenter, dans le passé, essentiellement composée d'abs­trac­tions métaphysiques, et, en remontant encore davantage, tout à fait dominée par les conceptions théologiques. Nous aurons même malheureuse­ment plus d'une occasion formelle de reconnaître, dans les diverses parties de ce cours, que les sciences les plus perfectionnées conservent encore aujourd'hui quelques traces très sensibles de ces deux états primitifs [21].

 

 

(3) Cette révolution générale de l'esprit humain peut d'ailleurs être aisé­ment constatée aujourd'hui, d'une manière très sensible, quoique indirecte, en considérant le développement de l'intelligence individuelle. Le point de départ étant nécessairement le même dans l'éducation de l'individu que dans celle de l'espèce, les diverses phases principales de la première doivent représenter les époques fondamentales de la seconde. Or, chacun de nous, en contemplant sa propre histoire, ne se souvient-il pas qu'il a été successivement, quant à ses notions les plus importantes, théologien dans son enfance, métaphysicien dans sa jeunesse, et physicien dans sa virilité [22] ? Cette vérification est facile aujour­d'hui pour tous les hommes au niveau de leur siècle.

 

 

(4) Mais outre l'observation directe, générale ou individuelle, qui prouve l'exactitude de cette loi, je dois surtout, dans cette indication sommaire, men­tion­ner les considérations théoriques qui en font sentir la nécessité.

 

La plus importante de ces considérations, puisée dans la nature même du sujet, consiste dans le besoin à toute époque, d'une théorie quelconque [23] pour lier les faits, combine avec l'impossibilité évidente, pour l'esprit humain à son origine, de se former des théories d'après les observations.

 

Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés [24]. Cette maxime fonda­mentale est évidemment incontestable, si on l'applique comme il convient à l'état viril de notre intelligence. Mais, en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi [25]. Car si, d'un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations, il est également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à l'observation, notre esprit a be­soin d'une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par consé­quent, d'en tirer aucun fruit [26], mais nous serions même entièrement incapables de les retenir [27], et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.

 

Ainsi, pressé entre la nécessité d'observer pour se former des théories réelles et la nécessité non moins impérieuse de se créer des théories quelcon­ques pour se livrer à des observations suivies, l'esprit humain, à sa naissance, se trouverait enfermé dans un cercle vicieux dont il n'aurait jamais eu aucun moyen de sortir, s'il ne se fût heureusement ouvert une issue naturelle par le développement spontané [28] des conceptions théologiques, qui ont présenté un point de ralliement à ses efforts, et fourni un aliment à son activité. Tel est, indépendamment des hautes considérations sociales [29] qui s'y rattachent et que je ne dois pas même indiquer en ce moment, le motif fondamental qui démon­tre la nécessité logique du caractère purement théologique de la philosophie primitive.

 

 

(5) Cette nécessité devient encore plus sensible en ayant égard à la parfaite convenance de la philosophie théologique avec la nature propre des recher­ches sur lesquelles l'esprit humain dans son enfance concentre si éminemment toute son activité. Il est bien remarquable, en effet, que les questions les plus radicalement inaccessibles à nos moyens, la nature intime des êtres, l'origine et la fin de tous les phénomènes, soient précisément celles que notre intelli­gence se propose par-dessus tout dans cet état primitif, tous les problèmes vraiment solubles étant presque envisagés comme indignes de méditations sérieuses [30]. On en conçoit aisément la raison; car c'est l'expérience seule qui a pu nous fournir la mesure de nos forces; et, si l'homme n'avait d'abord com­mencé par en avoir une opinion exagérée, elles n'eussent jamais pu acquérir tout le développement dont elles sont susceptibles. Ainsi l'exige notre organi­sa­tion. Mais, quoi qu'il en soit, représentons-nous, autant que possible, cette disposition si universelle et si prononcée [31], et demandons-nous quel accueil aurait reçu à une telle époque, en la supposant formée, la philosophie positive, dont la plus haute ambition est de découvrir les lois des phénomènes, dont le premier caractère propre est précisément de regarder comme nécessairement interdits à la raison humaine tous ces sublimes [32] mystères [33] que la philosophie théologique explique, au contraire, avec une si admirable facilité jusque dans leurs moindres détails [34].

 

Il en est de même en considérant sous le point de vue pratique la nature des recherches qui occupent primitivement l'esprit humain. Sous ce rapport, elles offrent à l'homme l'attrait si énergique d'un empire illimité à exercer sur le monde extérieur [35], envisagé comme entièrement destiné à notre usage, et com­me présentant dans tous ses phénomènes des relations intimes et conti­nues avec notre existence. Or, ces espérances chimériques, ces idées exagé­rées de l'importance de l'homme dans l'univers, que fait naître la philosophie théologique, et que détruit sans retour la première influence de la philosophie positive, sont, à l'origine, un stimulant indispensable [36], sans lequel on ne pour­rait certainement concevoir que l'esprit humain se fût déterminé primitive­ment à de pénibles travaux.

 

Nous sommes aujourd'hui tellement éloignés de ces dispositions premiè­res, du moins quant à la plupart des phénomènes, que nous avons peine à nous représenter exactement la puissance et la nécessité de considérations sem­blables [37]. La raison humaine est maintenant assez mûre pour que nous entre­pre­nions de laborieuses recherches scientifiques, sans avoir en vue aucun but étranger capable d'agir fortement sur l'imagination, comme celui que se pro­po­saient les astrologues ou les alchimistes. Notre activité intellectuelle est suffisamment excitée par le pur espoir de découvrir les lois des phénomènes, par le simple désir de confirmer ou d'infirmer une théorie. Mais il ne pouvait en être ainsi dans l'enfance de l'esprit humain. Sans les attrayantes chimères de l'astrologie, sans les énergiques déceptions de l'alchimie, par exemple, où aurions-nous puisé la constance et l'ardeur nécessaires pour recueillir les lon­gues suites d'observations et d'expériences qui ont plus tard servi de fonde­ment aux premières théories positives de l'une et l'autre classe de phéno­mènes?

 

Cette condition de notre développement intellectuel a été vivement sentie depuis longtemps par Képler [38], pour l'astronomie, et justement appréciée de nos jours par Berthollet [39], pour la chimie.

 

 

(6) On voit donc, par cet ensemble de considérations, que, si la philoso­phie positive est le véritable état définitif de l'intelligence humaine, celui vers lequel elle a toujours tendu de plus en plus, elle n'en a pas moins dû nécessai­rement employer d'abord, et pendant une longue suite de siècles, soit comme méthode, soit comme doctrines provisoires, la philosophie théologique; philo­so­phie dont le caractère est d'être spontanée, et, par cela même la seule possi­ble à l'origine, la seule aussi qui pût offrir à notre esprit naissant un intérêt suffisant [40]. Il est maintenant très facile de sentir que, pour passer de cette philosophie provisoire à la philosophie définitive, l'esprit humain a dû naturel­le­ment adopter, comme philosophie transitoire, les méthodes et les doctrines métaphysiques. Cette dernière considération est indispensable pour compléter l'aperçu général de la grande loi que j'ai indiquée.

 

On conçoit sans peine, en effet, que notre entendement, contraint à ne marcher que par degrés presque insensibles, ne pouvait passer brusquement, et sans intermédiaires, de la philosophie théologique à la philosophie positive. La théologie et la physique sont si profondément incompatibles, leurs concep­tions ont un caractère si radicalement opposé, qu'avant de renoncer aux unes pour employer exclusivement les autres, l'intelligence humaine a dû se servir de conceptions intermédiaires, d'un caractère bâtard, propre, par cela même, à opérer graduellement la transition [41]. Telle est la destination naturelle des con­cep­tions métaphysiques : elles n'ont pas d'autre utilité réelle. En substi­tuant, dans l'étude des phénomènes, à l'action surnaturelle directrice une entité cor­res­pondante et inséparable, quoique celle-ci ne fût d'abord conçue que comme une émanation de la première, l'homme s'est habitué peu à peu à ne considérer que les faits eux-mêmes, les notions de ces agents métaphysiques ayant été graduellement subtilisées [42] au point de n'être plus, aux yeux de tout esprit droit, que les noms abstraits des phénomènes. Il est impossible d'imaginer par quel autre procédé notre entendement aurait pu passer des considérations franchement surnaturelles aux considérations purement naturelles, du régime théologique au régime positif.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - IV)

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IV. (1) Après avoir ainsi établi, autant que je puis le faire sans entrer dans une discussion spéciale qui serait déplacée en ce moment, la loi générale du développement de l'esprit humain, tel que je le conçois, il nous sera main­te­nant aisé de déterminer avec précision la nature propre de la philosophie positive : ce qui est l'objet essentiel de ce discours.

 

Nous voyons, par ce qui précède, que le caractère fondamental de la phi­lo­sophie positive est de regarder tous les phénomènes 'comme assujettis à des lois naturelles invariables, dont la découverte précise et la réduction au moin­dre nombre possible sont le but de tous nos efforts, en considérant comme absolument inaccessible et vide de sens pour nous la recherche de ce qu'on appelle les causes, soit premières, soit finales [43]. Il est inutile d'insister beau­coup sur un principe devenu maintenant aussi familier à tous ceux qui ont fait une étude un peu approfondie des sciences d'observation. Chacun sait, en effet, que, dans nos explications positives, même les plus parfaites, nous n'avons nullement la prétention d'exposer les causes génératrices des phéno­mènes puisque nous ne ferions jamais alors que reculer la difficulté, mais seulement d'analyser avec exactitude les circonstances de leur production, et de les rattacher les unes aux autres par des relations normales de succession et de similitude [44].

 

Ainsi, pour en citer l'exemple le plus admirable, nous disons que les phé­no­mènes généraux de l'univers sont expliqués, autant qu'ils puissent l'être, par la loi de la gravitation newtonienne, parce que, d'un côté, cette belle théorie nous montre toute l'immense variété des faits astronomiques, comme n'étant qu'un seul et même fait envisage sous divers points de vue : la tendance constante de toutes les molécules les unes vers les autres en raison directe de leurs masses, et en raison inverse des carrés de leurs distances [45] ; tandis que, d'un autre côté, ce fait général nous est présenté comme une simple extension d'un phénomène qui nous est éminemment familier, et que, par cela seul, nous regardons comme parfaitement connu, la pesanteur des corps à la surface de la terre [46]. Quant à déterminer ce que sont en elles-mêmes cette attraction et cette pesanteur, quelles en sont les causes, ce sont des questions que nous regar­dons tous comme insolubles, qui ne sont plus du domaine de la philosophie positive, et que nous abandonnons avec raison à l'imagination des théologiens, ou aux subtilités des métaphysiciens. La preuve manifeste de l'impossibilité d'obtenir de telles solutions, c'est que, toutes les fois qu'on a cherché à dire à ce sujet quelque chose de vraiment rationnel, les plus grands esprits n'ont pu que définir ces deux principes l'un par l'autre, en disant, pour l'attraction, qu'elle n'est autre chose qu'une pesanteur, universelle, et ensuite, pour la pe­san­teur qu'elle consiste simplement dans l'attraction terrestre. De telles expli­cations, qui font sourire quand on prétend à connaître la nature intime des choses et le mode de génération des phénomènes, sont cependant tout ce que nous pouvons obtenir de plus satisfaisant, en nous montrant comme identiques deux ordres de phénomènes qui ont été si longtemps regardés comme n'ayant aucun rapport entre eux. Aucun esprit juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin [47].

 

Il serait aisé de multiplier ces exemples, qui se présenteront en foule dans toute la durée de ce cours, puisque tel est maintenant l'esprit qui dirige exclu­si­vement les grandes combinaisons intellectuelles. Pour en citer en ce moment un seul parmi les travaux contemporains, je choisirai la belle série de recher­ches de M. Fourier sur la théorie de la chaleur [48]. Elle nous offre la vérification très sensible des remarques générales précédentes. En effet, dans ce travail, dont le caractère philosophique est si éminemment positif; les lois les plus importantes et les plus précises des phénomènes thermologiques se trouvent dévoilées, sans que l'auteur se soit enquis une seule fois de la nature intime de la chaleur, sans qu'il ait mentionné, autrement que pour en indiquer le vide, la controverse si agitée entre les partisans de la matière calorifique et ceux qui font consister la chaleur dans les vibrations d'un éther universel. Et néanmoins les plus hautes questions, dont plusieurs n'avaient même jamais été posées sont traitées dans cet ouvrage, preuve palpable que l'esprit humain, sans se jeter dans des problèmes inabordables, et en se restreignant dans les recher­ches d'un ordre entièrement positif, peut y trouver un aliment inépuisable à son activité la plus profonde.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - V)

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V. (1) Après avoir caractérisé, aussi exactement qu'il m'est permis de faire dans cet aperçu général, l'esprit de la philosophie positive, que ce cours tout entier est destiné à développer, je dois maintenant examiner à quelle épo­que de sa formation elle est parvenue aujourd'hui, et ce qui reste à faire pour achever de la constituer.

 

A cet effet, il faut d'abord considérer que les différentes branches de nos connaissances n'ont pas dû parcourir d'une vitesse égale les trois grandes phases de leur développement indiquées ci-dessus, ni, par conséquent, arriver simultanément à l'état positif. Il existe, sous ce rapport, un ordre invariable et nécessaire, que nos divers genres de conceptions ont suivi et dû suivre dans leur progression, et dont la considération exacte est le complément indispen­sable de la loi fondamentale énoncée précédemment. Cet ordre sera le sujet spécial de la prochaine leçon. Qu'il nous suffise, quant à présent, de savoir qu'il est conforme à la nature diverse des phénomènes, et qu'il est déterminé par leur degré de généralité, de simplicité et d'indépendance réciproque, trois considérations qui, bien que distinctes, concourent au même but [49]. Ainsi, les phénomènes astronomiques d'abord, comme étant les plus généraux, les plus simples et les plus indépendants de tous les autres, et successivement, par les mêmes raisons, les phénomènes de la physique terrestre proprement dite, ceux de la chimie, et enfin les phénomènes physiologiques, ont été ramenés à des théories positives.

 

 

(2) Il est impossible d'assigner l'origine précise de cette révolution; car on n'en peut dire avec exactitude, comme de tous les autres grands événements humains, qu'elle s'est accomplie constamment et de plus en plus [50], particu­liè­rement depuis les travaux d'Aristote et de l'école d'Alexandrie, et ensuite depuis l'introduction des sciences naturelles dans l'Europe occidentale par les Arabes. Cependant, vu qu'il convient de fixer une époque pour empêcher la divagation des idées, j'indiquerai celle du grand mouvement imprimé à l'esprit humain, il y a deux siècles, par l'action combinée des préceptes de Bacon [51], des conceptions de Descartes [52], et des découvertes de Galilée [53], comme le moment où l'esprit de la philosophie positive a commencé à se prononcer dans le monde en opposition évidente avec l'esprit théologique et métaphysique. C'est alors, en effet, que les conceptions positives se sont dégagées nettement de l'alliage superstitieux et scolastique qui déguisait plus ou moins le véritable caractère de tous les travaux antérieurs.

 

Depuis cette mémorable époque, le mouvement d'ascension de la philo­sophie positive, et le mouvement de décadence de la philosophie théologique et métaphysique, ont été extrêmement marqués. Ils se sont enfin tellement prononcés, qu'il est devenu impossible aujourd'hui, à tous les observateurs ayant conscience de leur siècle, de méconnaître la destination finale de l'intel­ligence humaine pour les études positives, ainsi que son éloignement désor­mais irrévocable pour ces vaines doctrines et pour ces méthodes provisoires qui ne pouvaient convenir qu'à son premier essor. Ainsi, cette révolution fondamentale s'accomplira nécessairement dans toute son étendue. Si donc il lui reste encore quelque grande conquête à faire, quelque branche principale du domaine intellectuel à envahir, on peut être certain que la transformation s'y opérera, comme elle s'est effectuée dans toutes les autres. Car il serait évi­demment contradictoire de supposer que l'esprit humain, si disposé à l'unité de méthode, conservât indéfiniment, pour une seule classe de phéno­mènes [54], sa manière primitive de philosopher, lorsqu'une fois il est arrivé à adopter pour tout le reste une nouvelle marche philosophique d'un caractère absolument opposé.

 

 

(3) Tout se réduit donc à une simple question de fait la philosophie posi­tive, qui, dans les deux derniers siècles, a pris graduellement une si grande extension, embrasse-t-elle aujourd'hui tous les ordres de phénomènes ? Il est évident que cela n'est point, et que, par conséquent, il reste encore une grande opération scientifique à exécuter pour donner à la philosophie positive ce caractère d'universalité indispensable à sa constitution définitive.

 

En effet, dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels énumérées tout à l'heure, les phénomènes astronomiques, physiques, chimi­ques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative aux phé­no­mènes sociaux, qui, bien que compris implicitement parmi les phénomènes physiologiques [55], méritent, soit par leur importance, soit par les difficultés propres à leur étude, de former une catégorie distincte. Ce dernier ordre de conceptions, qui se rapporte aux phénomènes les plus particuliers, les plus compliqués et les plus dépendants de tous les autres a dû nécessairement, par cela seul, se perfectionner plus lentement que tous les précédents [56]. Même sans avoir égard aux obstacles plus spéciaux que nous considérerons Plus tard. Quoi qu'il en soit, il est évident qu'il n'est point encore entré dans le domaine de la philosophie positive.

 

 

Les méthodes théologiques et métaphysiques qui, relativement à tous les autres genres de phénomènes, ne sont plus maintenant employées par per­son­ne, soit comme moyen d'investigation, soit même seulement comme moyen d'argumentation, sont encore, au contraire, exclusivement usitées, sous l'un et l'autre rapport, pour tout ce qui concerne les phénomènes sociaux, quoique leur insuffisance à cet égard soit déjà pleinement sentie par tous les bons esprits, lassés de ces vaines contestations interminables entre le droit divin et-la souveraineté du peuple [57].

 

Voilà donc la grande, mais évidemment la seule lacune qu'il s'agit de com­bler pour achever de constituer la philosophie positive. Maintenant que l'esprit humain a fondé la physique céleste, la physique terrestre, soit mécanique, soit chimique; la physique organique, soit végétale, soit animale, il lui reste à ter­miner le système des sciences d'observation en fondant la physique sociale. Tel est aujourd'hui, sous plusieurs rapports capitaux, le plus grand et le plus pressant besoin de notre intelligence : tel est, j'ose le dire, le premier but de ce cours, son but spécial [58].

 

 

(4) Les conceptions que je tenterai de présenter relativement à l'étude des phénomènes sociaux, et dont j'espère que ce discours laisse déjà entrevoir le germe, ne sauraient avoir pour objet de donner immédiatement à la physique sociale le même degré de perfection qu'aux branches antérieures de la philoso­phie naturelle, ce qui serait évidemment chimérique, puisque celles-ci offrent déjà entre elles à cet égard une extrême inégalité, d'ailleurs inévitable [59]. Mais elles seront destinées à imprimer à cette dernière classe de nos connaissances ce caractère positif déjà pris par toutes les autres. Si cette condition est une fois réellement remplie, le système philosophique des modernes sera enfin fondé dans son ensemble; car aucun phénomène observable ne saurait évi­dem­ment manquer de rentrer dans quelqu'une des cinq grandes catégories dès lors établies des phénomènes astronomiques, physiques, chimiques, physiolo­giques et sociaux. Toutes nos conceptions fondamentales étant devenues homogènes, la philosophie sera définitivement constituée à l'état positif; sans jamais pouvoir changer de caractère, il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment par les acquisitions toujours croissantes qui résulteront inévita­blement de nouvelles observations ou de méditations plus profondes. Ayant acquis par là le caractère d'universalité qui lui manque encore, la philosophie positive deviendra capable de se substituer entièrement, avec toute sa supé­riorité naturelle, à la philosophie théologique et à la philosophie métaphy­sique, dont cette universalité est aujourd'hui la seule propriété réelle, et qui, privées d'un tel motif de préférence, n'auront plus pour nos successeurs qu'une existence historique [60].

 

 

(5) Le but spécial de ce cours étant ainsi exposé, il est aisé de comprendre son second but, son but général, ce qui en fait un cours de philosophie positi­ve, et non pas seulement un cours de physique sociale.

 

En effet, la fondation de la physique sociale complétant enfin le système des sciences naturelles, il devient possible et même nécessaire de résumer les diverses connaissances acquises, parvenues alors à un état fixe et homogène, pour les coordonner en les présentant comme autant de branches d'un tronc unique [61], au lieu de continuer à les concevoir seulement comme autant de corps isolés. C'est à cette fin qu'avant de procéder à l'étude des phénomènes sociaux, je considérerai successivement, dans l'ordre encyclopédique annoncé plus haut, les différentes sciences positives déjà formées.

 

Il est superflu, je pense, d'avertir qu'il ne saurait être question ici d'une suite de cours spéciaux sur chacune des branches principales de la philosophie naturelle. Sans parler de la durée matérielle d'une entreprise semblable, il est clair qu'une pareille prétention serait insoutenable de ma part, et je crois pouvoir ajouter de la part de qui que ce soit, dans l'état actuel de l'éducation humaine [62]. Bien au contraire, un cours de la nature de celui-ci exige, pour être convenablement entendu, une série préalable d'études spéciales sur les diver­ses sciences qui y seront envisagées. Sans cette condition, il est bien difficile de sentir et impossible de juger les réflexions philosophiques dont ces sciences seront les sujets. En un mot c'est un Cours de philosophie positive, et non de sciences positives, que je me propose de faire. Il s'agit uniquement ici de considérer chaque science fondamentale dans ses relations avec le système positif tout entier, et quant à l'esprit qui la caractérise, c'est-à-dire sous le double rapport, de ses méthodes essentielles et de ses résultats principaux [63]. Le plus souvent même je devrai me borner à mentionner ces derniers d'après les connaissances spéciales, pour tâcher d'en apprécier l'importance.

 

Afin de résumer les idées relativement au double but de ce cours, je dois faire observer que les deux objets, l'un spécial, l'autre général, que je me propose, quoique distincts en eux-mêmes, sont nécessairement inséparables. Car, d'un côté, il serait impossible de concevoir un cours de philosophie positive sans la fondation de la physique sociale, puisqu'il manquerait alors un élément essentiel, et que, par cela seul, les conceptions ne sauraient avoir ce caractère de généralité qui doit en être le principal attribut, et qui distingue notre étude actuelle de la série des études spéciales. D'un autre côté, comment procéder avec sûreté à l'étude positive des phénomènes sociaux, si l'esprit n'est d'abord préparé par la considération approfondie des méthodes positives déjà jugées pour les phénomènes moins compliqués, et muni, en outre, de la connaissance des lois principales des phénomènes antérieurs, qui toutes influent, d'une manière plus ou moins directe, sur les faits sociaux ?

 

Bien que toutes les sciences fondamentales n'inspirent pas aux esprits vulgaires un égal intérêt, il n'en est aucune qui doive être négligée dans une étude comme celle que nous entreprenons. Quant à leur importance pour le bonheur de l'espèce humaine, toutes sont certainement équivalentes, lorsqu'on les envisage d'une manière approfondie. Celles, d'ailleurs, dont les résultats présentent, au premier abord, un moindre intérêt pratique, se recommandent éminemment, soit par la plus grande perfection de leurs méthodes, soit com­me étant le fondement indispensable de toutes les autres [64]. C'est une considé­ra­tion sur laquelle j'aurai spécialement occasion de revenir dans la prochaine leçon.

 

 

(6) Pour prévenir, autant que possible, toutes les fausses interprétations qu'il est légitime de craindre sur la nature d'un cours aussi nouveau que celui-ci, je dois ajouter sommairement aux explications précédentes quelques consi­dé­rations directement relatives à cette universalité de connaissances spéciales, que des juges irréfléchis pourraient regarder comme la tendance de ce cours, et qui est envisagée à si juste raison comme tout à fait contraire au véritable esprit de la philosophie positive. Ces considérations auront d'ailleurs l'avan­tage plus important de présenter cet esprit sous un nouveau oint de vue, propre à achever d'en éclaircir la notion générale [65].

 

Dans l'état primitif de nos connaissances il n'existe aucune division régu­lière parmi nos travaux intellectuels; toutes les sciences sont cultivées simul­ta­nément par les mêmes esprits. Ce mode d'organisation des études humaines, d'abord inévitable et même indispensable, comme nous aurons lieu de le cons­tater plus tard, change peu à peu, à mesure que les divers ordres de con­cep­tions se développent. Par une loi dont la nécessité est évidente, chaque bran­che du système scientifique se sépare insensiblement du tronc, lorsqu'elle a pris assez d'accroissement pour comporter une culture isolée, c'est-à-dire quand elle est parvenue à ce point de pouvoir occuper à elle seule l'activité permanente de quelques intelligences. C'est à cette répartition des diverses sortes de recherches entre différents ordres de savants, que nous devons évi­dem­ment le développement si remarquable qu'a pris enfin de nos jours chaque classe distincte des connaissances humaines, et qui rend manifeste l'impossi­bilité, chez les modernes, de cette universalité de recherches spéciales, si facile et si commune dans les temps antiques. En un mot, la division du travail intellectuel perfectionnée de plus en plus, est un des attributs caractéristiques les plus importants de la philosophie positive.

 

Mais tout en reconnaissant les prodigieux résultats de cette division, tout en voyant désormais en elle la véritable base fondamentale de l'organisation générale du monde savant, il est impossible, d'un autre côté, de n'être pas frappé des inconvénients capitaux qu'elle engendre, dans son état actuel, par l'excessive particularité des idées qui occupent exclusivement chaque intelli­gence individuelle [66]. Ce fâcheux effet est sans doute inévitable jusqu'à un certain point, comme inhérent au principe même de la division; c'est-à-dire que, par aucune mesure quelconque, nous ne parviendrons jamais à égaler sous ce rapport les anciens, chez lesquels une telle supériorité ne tenait surtout qu'au peu de développement de leurs connaissances. Nous pouvons néan­moins, ce me semble, par des moyens convenables, éviter les plus pernicieux effets de la spécialité exagérée, sans nuire à l'influence vivifiante de la sépa­ration des recherches [67]. Il est urgent de s'en occuper sérieusement; car ces inconvénients, qui, par leur nature, tendent à s'accroître sans cesse, com­mencent à devenir très sensibles. De l'aveu de tous, les divisions, établies pour la plus grande perfection de nos travaux entre les diverses branches de la phi­lo­so­phie naturelle, sont finalement artificielles. N'oublions Pas que, nonob­stant cet aveu il est déjà bien petit dans le monde savant le nombre des intelli­gences embrassant dans leurs conceptions l'ensemble même d'une science unique, qui n'est cependant à son tour qu'une partie d'un grand tout. La plupart se bornent déjà entièrement à la considération isolée d'une section plus ou moins étendue d'une science déterminée, sans s'occuper beaucoup de la rela­tion de ces travaux particuliers avec le système général des connaissances posi­tives. Hâtons-nous de remédier au mal, avant qu'il soit devenu plus grave. Craignons que l'esprit humain ne finisse par se perdre dans les travaux de détail. Ne nous dissimulons pas que c'est là essentiellement le côté faible par lequel les partisans de la philosophie théologique et de la philosophie méta­physique peuvent encore attaquer avec quelque espoir de succès la philo­sophie positive [68].

 

Le véritable moyen d'arrêter l'influence délétère dont l'avenir intellectuel semble menace, par suite d'une trop grande spécialisation des recherches indi­vi­duelles, ne saurait être, évidemment, de revenir à cette antique confusion des travaux, qui tendrait à faire rétrograder l'esprit humain, et qui est d'ailleurs aujourd'hui heureusement devenue impossible. Il consiste, au contraire, dans le perfectionnement de la division du travail elle-même. Il suffit, en effet, de faire de l'étude des généralités scientifiques une grande spécialité de plus. Qu'une classe nouvelle de savants [69] préparés par une éducation convenable, sans se livrer à la culture spéciale d'aucune branche particulière de la philoso­phie naturelle, s'occupe uniquement, en considérant les diverses sciences positives dans leur état actuel, à déterminer exactement l'esprit de chacune d'elles, à découvrir leurs relations et leur enchaînement, à résumer, s'il est pos­si­ble, tous leurs principes propres en un moindre nombre de principes com­muns, en se conformant sans cesse aux maximes fondamentales de la méthode positive [70]. Qu'en même temps, les autres savants, avant de se livrer à leurs spécialités respectives, soient rendus aptes désormais, par une éducation por­tant sur l'ensemble des connaissances positives, à profiter immédiatement des lumières répandues par ces savants voués à l'étude des généralités, et récipro­quement: à rectifier leurs résultats, état de choses dont les savants actuels se rapprochent visiblement de jour en jour. Ces deux grandes conditions une fois remplies, et il est évident qu'elles peuvent l'être, la division du travail dans les sciences sera poussée, sans aucun danger, aussi loin que le développement des divers ordres de connaissances l'exigera. Une classe distincte, incessamment contrôlée par toutes les autres, ayant pour fonction propre et permanente de lier chaque nouvelle découverte particulière au système général, on n'aura plus à craindre qu'une trop grande attention donnée aux détails empêche ja­mais d'apercevoir l'ensemble. En un mot, l'organisation moderne du monde savant sera dès lors complètement fondée, et n'aura qu'à se développer indé­finiment, en conservant toujours le même caractère.

 

Former ainsi de l'étude des généralités scientifiques une section distincte du grand travail intellectuel, c'est simplement étendre l'application du même principe de division qui a successivement séparé les diverses spécialités ; car. tant que les différentes sciences positives ont été peu développées, leurs relations mutuelles ne pouvaient avoir assez d'importance pour donner lieu, au moins d'une manière permanente, à une classe particulière de travaux, et en même temps la nécessité de cette nouvelle étude était bien moins urgente [71]. Mais aujourd'hui chacune des sciences a pris séparément assez d'extension pour que l'examen de leurs rapports mutuels puisse donner lieu à des travaux suivis, en même temps que ce nouvel ordre d'études devient indispensable pour prévenir la dispersion des conceptions humaines.

 

Telle est la manière dont je conçois la destination de la philosophie posi­tive dans le système général des sciences positives proprement dites. Tel est, du moins, le but de ce cours.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - VI)

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VI. (1) Maintenant que j'ai essayé de déterminer aussi exactement qu'il m'a été possible de le faire, dans ce premier aperçu, l'esprit général d'un cours de philosophie positive, je crois devoir, pour imprimer à ce tableau tout son caractère, signaler rapidement les principaux avantages généraux que peut avoir un tel travail, si les conditions essentielles en sont convenablement rem­plies, relativement aux progrès de l'esprit humain. Je réduirai ce dernier ordre de considérations à l'indication de quatre propriétés fondamentales.

 

Premièrement l'étude de la philosophie positive, en considérant les résul­tats de l'activité de nos facultés intellectuelles, nous fournit le seul vrai moyen rationnel de mettre en évidence les lois logiques de l'esprit humain, qui ont été recherchées jusqu'ici par des voies si peu propres à les dévoiler [72].

 

Pour expliquer convenablement ma pensée à cet égard, je dois d'abord rappeler une conception philosophique de la plus haute importance, exposée par de Blainville [73] dans la belle introduction de ses Principes généraux d'ana­to­mie comparée. Elle consiste en ce que tout être actif, et spécialement tout être vivant, peut être étudié, dans tous ses phénomènes, sous deux rapports fondamentaux, sous le rapport statique et sous le rapport dynamique, c'est-à-dire comme apte à agir et comme agissant effectivement [74]. Il est clair, en effet, que toutes les considérations qu'on pourra présenter rentreront nécessairement dans l'un ou l'autre mode. Appliquons cette lumineuse maxime fondamentale à l'étude des fonctions intellectuelles.

 

Si l'on envisage ces fonctions sous le point de vue statique, leur étude peut consister que dans la détermination des conditions organiques dont elles dé­pen­dent; elle forme ainsi une partie essentielle de l'anatomie et de la physio­logie. En les considérant sous le point de vue dynamique, tout se réduit à étudier la marche effective de l'esprit humain en exercice, par l'examen des procédés réellement employés pour les diverses connaissances exactes qu'il a déjà acquises, ce qui constitue essentiellement l'objet général de la philoso­phie positive, ainsi que je l'ai définie dans ce discours. En un mot, regardant toutes les théories scientifiques comme autant de grands faits logiques, c'est uniquement par l'observation approfondie de ces faits qu'on peut s'élever à la connaissance des lois logiques.

 

Telles sont évidemment les deux seules voies générales, complémentaires l'une et l'autre, par lesquelles on puisse arriver à quelques notions rationnelles véritables sur les phénomènes intellectuels. On voit que, sous aucun rapport, il n'y a place pour cette psychologie [75] illusoire, dernière transformation de la théologie, qu'on tente si vainement de ranimer aujourd'hui, et qui, sans s'in­quié­ter ni de l'étude physiologique [76] de nos organes intellectuels, ni de l'obser­va­tion des procédés rationnels qui dirigent effectivement nos diverses recher­ches scientifiques, prétend arriver à la découverte des lois fondamenta­les de l'esprit humain, en le contemplant en lui-même, c'est-à-dire en faisant complè­te­ment abstraction et des causes et des effets.

 

La prépondérance de la philosophie positive [77] est successivement devenue telle depuis Bacon; elle a pris aujourd'hui, indirectement, un si grand ascen­dant sur les esprits même qui sont demeurés les plus étrangers à son immense développement, que les métaphysiciens livrés à l'étude de notre intelligence n'ont pu espérer de ralentir la décadence de leur prétendue science qu'en se ravisant pour présenter leurs doctrines comme étant aussi fondées sur l'observation des faits. A cette fin, ils ont imaginé, dans ces derniers temps, de distinguer, par une subtilité fort singulière, deux sortes d'observations d'égale importance, l'une extérieure, l'autre intérieure, et dont la dernière est unique­ment destinée à l'étude des phénomènes intellectuels. Ce n'est point ici le lieu d'entrer dans la discussion spéciale de ce sophisme fondamental. Je dois me borner à indiquer la considération principale qui prouve clairement que cette prétendue contemplation directe de l'esprit par lui-même est une pure illusion.

 

On croyait, il y a encore peu de temps, avoir expliqué la vision, en disant que l'action lumineuse des corps détermine sur la rétine des tableaux repré­sentatifs des formes et des couleurs extérieures. A cela les physiologistes ont objecté avec raison que, si c'était comme images qu'agissaient les impressions lumineuses, il faudrait un autre oeil pour les regarder. N'en est-il pas encore plus fortement de même dans le cas présent?

 

Il est sensible [78], en effet, que, par une nécessité invincible, l'esprit humain peut observer directement tous les phénomènes, excepté les siens propres. Car, par qui serait faite l'observation? On conçoit, relativement aux phénomè­nes moraux, que l'homme puisse s'observer lui-même sous le rapport des pas­sions qui l'animent, par cette raison anatomique, que les organes qui en sont le siège sont distincts de ceux destinés aux fonctions observatrices [79]. Encore même que chacun ait eu occasion de faire sur lui de telles remarques, elles ne sauraient évidemment avoir jamais une grande importance scientifique, et le meilleur moyen de connaître les passions sera-t-il toujours de les observer en dehors; car tout état de passion très prononcé, c'est-à-dire précisément celui qu'il serait le plus essentiel d'examiner, est nécessairement incompatible avec l'état d'observation. Mais, quant à observer de la même manière les phéno­mènes intellectuels pendant qu'ils s'exécutent, il, y a impossibilité manifeste. L'individu pensant ne saurait se partager en deux, dont l'un raisonnerait, tandis que l'autre regarderait raisonner. L'organe observé et l'organe observateur étant, dans ce cas, identiques, comment l'observation pourrait-elle avoir lieu [80] ?

 

Cette prétendue méthode psychologique est donc radicalement nulle dans son principe. Aussi, considérons à quels procédés profondément contradic­toires elle conduit immédiatement! D'un côté, on vous recommande de vous isoler, autant que possible, de toute sensation extérieure, il faut surtout vous interdire tout travail intellectuel; car, si vous étiez seulement occupés à faire le calcul le plus simple, que deviendrait l'observation intérieure? D'un autre côté, après avoir, enfin, à force de précautions, atteint cet état parfait de sommeil intellectuel, vous devez vous occuper à contempler les opérations qui s'exécuteront dans votre esprit lorsqu'il ne s'y passera plus rien [81]  Nos des­cendants verront sans doute de telles prétentions transportées un jour sur la scène.

 

Les résultats d'une aussi étrange manière de procéder sont parfaitement conformes au principe. Depuis deux mille ans que les métaphysiciens culti­vent ainsi la psychologie, ils n'ont pu encore convenir d'une seule proposition intelligible et solidement arrêtée. Ils sont, même aujourd'hui, partagés en une multitude d'écoles qui disputent sans cesse sur les premiers éléments de leurs doctrines. L'observation intérieure engendre presque autant d'opinions diver­gentes qu'il y a d'individus croyant s'y livrer [82].

 

Les véritables savants, les hommes voués aux études positives, en sont encore à demander vainement à ces psychologues de citer une seule décou­verte réelle, grande ou petite, qui soit due à cette méthode si vantée. Ce n'est pas à dire pour cela que tous leurs travaux aient été absolument sans aucun résultat relativement aux progrès généraux de nos connaissances, indépen­dam­ment du service éminent qu'ils ont rendu en soutenant l'activité de notre intelligence, à l'époque où elle ne pouvait avoir d'aliment plus substantiel. Mais on peut affirmer que tout ce qui, dans leurs écrits, ne consiste pas, sui­vant la judicieuse expression d'un illustre philosophe positif (M. Cuvier [83] ), en métaphores prises pour des raisonnements, et présente quelque notion véritable, au lieu de provenir de leur prétendue méthode, a-été obtenu par des observations effectives sur la marche de l'esprit humain, auxquelles a dû don­ner naissance, de temps à autre, le développement des sciences. Encore même, ces notions si clairsemées, proclamées avec tant d'emphase, et qui ne sont dues qu'à l'infidélité des psychologues à leur prétendue méthode, se trouvent-elles le plus souvent ou tort exagérées, ou très incomplètes, et bien inférieures aux remarques déjà faites sans ostentation par les savants sur les procédés qu'ils emploient. Il serait aisé d'en citer des exemples frappants, si je ne crai­gnais d'accorder ici trop d'extension à une telle discussion : voyez, entre autres, ce qui est arrivé pour la théorie des signes.

 

 

(2) Les considérations que je viens d'indiquer relativement à la science logique, sont encore plus manifestes, quand on les transporte à l'art logique [84].

 

En effet, lorsqu'il s'agit, non seulement de savoir ce que c'est que la mé­tho­de positive, mais d'en avoir une connaissance assez nette et assez profonde pour en pouvoir faire un usage effectif, c'est en action qu'il faut la considérer; ce sont les diverses grandes applications déjà vérifiées que l'esprit. humain en a faites qu'il convient d'étudier. En un mot, ce n'est évidemment que par l'exa­men philosophique des sciences qu'il est possible d'y parvenir. La méthode n'est pas susceptible d'être étudiée séparément des recherches où elle est employée; ou, du moins, ce n'est là qu'une étude morte, incapable de féconder l'esprit qui s'y livre. Tout ce qu'on en peut dire de réel, quand on l'envisage abstraitement, se réduit à des généralités tellement vagues, qu'elles ne sau­raient avoir aucune influence sur le régime intellectuel. Lorsqu'on a bien établi, en thèse logique, que toutes nos connaissances doivent être fondées sur l'observation, que nous devons procéder tantôt des faits aux principes, et tantôt des principes aux faits, et quelques autres aphorismes [85] semblables, on connaît beaucoup moins nettement la méthode que celui qui a étudié, d'une manière un peu approfondie, une seule science positive, même sans intention philo­sophique. C'est pour avoir méconnu ce fait essentiel, que nos psycho­lo­gues sont conduits à prendre leurs rêveries pour de la science, croyant com­prendre la méthode positive pour avoir lu les préceptes de Bacon ou le discours de Descartes.

 

J'ignore si, plus tard, il deviendra possible de faire a priori un véritable cours de méthode tout à fait indépendant de l'étude philosophique des scien­ces; mais je suis bien convaincu que cela est inexécutable aujourd'hui, les grands procédés logiques ne pouvant encore être expliqués avec la précision suffisante séparément de leurs applications. J'ose ajouter, en outre, que, lors même qu'une telle entreprise pourrait être réalisée dans la suite, ce qui, en effet, se laisse concevoir, ce ne serait jamais néanmoins que par l'étude des applications régulières des procédés scientifiques qu'on pourrait parvenir à se former un bon système d'habitudes intellectuelles; ce qui est pourtant le but essentiel de l'étude de la méthode. Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur un sujet qui reviendra fréquemment dans toute la durée de ce cours, et à l'égard duquel je présenterai spécialement de nouvelles considéra­tions dans la prochaine leçon.

 

Tel doit être le premier grand résultat direct de la philosophie positive, la manifestation par expérience des lois que suivent dans leur accomplissement nos fonctions intellectuelles, et, par suite, la connaissance précise des règles générales convenables pour procéder sûrement à la recherche de la vérité.

 

 

(3) Une seconde conséquence, non moins importante, et d'un intérêt bien plus pressant, qu'est nécessairement destiné à produire aujourd'hui l'établisse­ment de la philosophie positive définie dans ce discours, c'est de présider à la refonte générale de notre système d'éducation.

 

En effet, déjà les bons esprits reconnaissent unanimement la nécessité de remplacer notre éducation européenne [86], encore essentiellement théologique, métaphysique et littéraire, par une éducation positive, conforme à l'esprit de notre époque, et adaptée aux besoins de la civilisation moderne. Les tentatives variées qui se sont multipliées de plus en plus depuis, un siècle, particuliè­rement dans ces derniers temps, pour répandre et pour augmenter sans cesse l'instruction positive, et auxquelles les divers gouvernements européens se sont toujours associes avec empressement quand ils n'en ont pas pris l'initia­tive, témoignent assez que, de toutes parts, se développe le sentiment sponta­né de cette nécessité. Mais, tout en secondant autant que possible ces utiles entreprises, on ne doit pas se dissimuler que, dans l'état présent de nos idées, elles ne sont nullement susceptibles d'atteindre leur but principal, la régénéra­tion fondamentale de l'éducation générale. Car la spécialité exclusive, l'isole­ment trop prononce, qui caractérisent encore notre manière de concevoir et de cultiver les sciences, influent nécessairement à un haut degré sur la manière de les exposer dans l'enseignement. Qu'un bon esprit veuille aujourd'hui étudier les principales branches de la philosophie naturelle, afin de se former un système général d'idées positives, il sera obligé d'étudier séparément cha­cune d'elles d'après le même mode et dans le même détail que s'il voulait devenir spécialement ou astronome, ou chimiste, etc.; ce qui rend une telle éducation presque impossible et nécessairement fort imparfaite, même pour les plus hautes intelligences placées dans les circonstances les plus favorables. Une telle manière de procéder serait donc tout à fait chimérique, relativement à l'éducation générale. Et néanmoins celle-ci exige absolument un ensemble de conceptions positives sur toutes les grandes classes de phénomènes natu­rels. C'est un tel ensemble qui doit devenir désormais, sur une échelle plus ou moins étendue, même dans les masses populaires, la base permanente de tou­tes les combinaisons humaines; qui doit, en un mot, constituer l'esprit général de nos descendants [87]. Pour que la philosophie naturelle puisse achever la régénération, déjà si préparée, de notre système intellectuel, il est donc indis­pensable que les différentes sciences dont elle se compose, présentées à toutes les intelligences comme les diverses branches d'un tronc unique, soient rédui­tes d'abord à ce qui constitue leur esprit, c'est-à-dire à leurs méthodes princi­pales et à leurs résultats les plus importants. Ce n'est qu'ainsi que l'ensei­gnement des sciences peut devenir, parmi nous, la base d'une nouvelle éduca­tion générale vraiment rationnelle. Qu'ensuite à cette instruction fonda­men­tale s'ajoutent les diverses études scientifiques spéciales, correspondantes aux diverses éducations spéciales qui doivent succéder à l'éducation générale, cela ne peut évidemment être mis en doute. Mais la considération essentielle que j'ai voulu indiquer ici consiste en ce que toutes ces spécialités, même pénible­ment accumulées, seraient nécessairement insuffisantes pour renouveler réellement le système de notre éducation, si elles ne reposaient sur la base préalable de cet enseignement général, résultat direct de la philosophie positi­ve définie dans ce discours.

 

 

(4) Non seulement l'étude spéciale des généralités scientifiques est desti­née a réorganiser l'éducation, mais elle doit aussi contribuer aux progrès particuliers des diverses sciences positives; ce qui constitue la troisième propriété fondamentale que je me suis proposé de signaler.

 

En effet, les divisions que nous établissons entre nos sciences, sans être arbitraires, comme quelques-uns le croient, sont essentiellement artificielles [88]. En réalité, le sujet de toutes nos recherches est un; nous ne le partageons que dans la vue de séparer les difficultés pour les mieux résoudre. Il en résulte plus d'une fois que, contrairement à nos répartitions classiques, des questions importantes exigeraient une certaine combinaison de plusieurs points de vue spéciaux, qui ne peut guère avoir lieu dans la constitution actuelle du monde savant; ce qui expose à laisser ces problèmes sans solution beaucoup plus longtemps qu'il ne serait nécessaire. Un tel inconvénient doit se présenter surtout pour les doctrines les plus essentielles de chaque science positive en particulier. On en peut citer aisément des exemples très marquants, que je signalerai soigneusement, à mesure que le développement naturel de ce cours nous les présentera.

 

J'en pourrais citer, dans le passé, un exemple éminemment mémorable, en considérant l'admirable conception de Descartes relative à la géométrie analytique. Cette découverte fondamentale, qui a changé la face de la science mathématique, et dans laquelle on doit voir le véritable germe de tous les grands progrès ultérieurs, qu'est-elle autre chose que le résultat d'un rappro­chement établi entre deux sciences [89] conçues jusqu'alors d'une manière isolée? Mais l'observation sera plus décisive en la faisant porter sur des questions encore pendantes.

 

Je me bornerai ici à choisir, dans la chimie, la doctrine si importante des proportions définies [90]. Certainement, la mémorable discussion élevée de nos jours, relativement au principe fondamental de cette théorie, ne saurait encore, quelles que soient les apparences, être regardée comme irrévocablement termi­née. Car ce n'est pas là, ce me semble, une simple question de chimie. je crois pouvoir avancer que, pour obtenir à cet égard une décision vraiment définitive, c'est-à-dire pour déterminer si nous devons regarder comme une loi de la nature que les molécules se combinent nécessairement en nombres fixes, il serait indispensable de réunir le point de vue chimique avec le point de vue physiologique. Ce qui l'indique, c'est que, de l'aveu même des illustres chi­mis­tes qui ont le plus puissamment contribué à la formation de cette doctrine, on peut dire tout au plus qu'elle se vérifie constamment dans la composition des corps inorganiques; mais elle se trouve au moins aussi constamment en défaut dans les composés organiques, auxquels il semble jusqu'à présent tout  à fait impossible de l'étendre. Or, avant d'ériger cette théorie en un principe réellement fondamental, ne faudra-t-il pas d'abord s'être rendu compte de cette immense exception? Ne tiendrait-elle pas à ce même caractère général, propre à tous les corps organisés, qui fait que, dans aucun de leurs phénomènes, il n'y a lieu à concevoir des nombres invariables? Quoi qu'il en soit, un ordre tout nouveau de considérations, appartenant également à la chimie et à la physio­logie, est évidemment nécessaire pour décider finalement, d'une manière quelconque, cette grande question de philosophie naturelle.

 

Je crois convenable d'indiquer encore ici un second exemple de même natu­re, mais qui, se rapportant à un sujet de recherches bien plus particulier, est encore plus concluant pour montrer l'importance spéciale de la. philoso­phie positive dans la solution des questions qui exigent la combinaison de plusieurs sciences. Je le prends aussi dans la chimie. Il s'agit de la question, encore indécise, qui consiste à déterminer si l'azote doit être regardé, dans l'état présent de nos connaissances, comme un corps simple ou comme un corps composé. Vous savez par quelles considérations purement chimiques l'illustre Berzélius [91] est parvenu à balancer l'opinion de presque tous les chimistes actuels, relativement à la simplicité de ce gaz. Mais ce que je ne dois pas négliger de faire particulièrement remarquer, c'est l'influence exercée à ce sujet sur l'esprit de Berzélius, comme il en fait lui-même le précieux aveu, par cette observation physiologique, que les animaux qui se nourrissent de matières non azotées renferment dans la composition de leurs tissus tout autant d'azote que les animaux carnivores. Il est clair, en effet, d'après cela, que, pour décider réellement si l'azote est ou non un corps simple, il faudra nécessairement faire intervenir la physiologie, et combiner, avec les considé­rations chimiques proprement dites, une série de recherches neuves sur la relation entre la composition des corps vivants et leur mode d'alimentation.

 

Il serait maintenant superflu de multiplier davantage les exemples de ces problèmes de nature multiple, qui ne sauraient être résolus que par l'intime combinaison de plusieurs sciences cultivées aujourd'hui d'une manière tout à fait indépendante. Ceux que je viens de citer suffisent pour faire sentir, en général, l'importance de la fonction que doit remplir dans le perfectionnement de chaque, science naturelle en particulier la philosophie positive, immédiate­ment destinée à organiser d'une manière permanente de telles combinaisons, qui ne pourraient se former convenablement sans elle.

 

 

(5) Enfin, une quatrième et dernière propriété fondamentale que je dois faire remarquer dès ce moment dans ce que j'ai appelé la philosophie positive, et qui doit sans doute lui mériter plus que toute autre l'attention générale, puisqu'elle est aujourd'hui la plus importante pour la pratique, c'est qu'elle peut être considérée comme la seule base solide de la réorganisation sociale qui doit terminer l'état de crise dans lequel se trouvent depuis si longtemps les nations les plus civilisées. La dernière partie de ce cours sera spécialement consacrée à établir cette proposition, en la développant dans toute son éten­due. Mais l'esquisse générale du grand tableau que j'ai entrepris d'indiquer dans ce discours manquerait d'un de ses éléments les plus caractéristiques, si je négligeais de signaler ici une considération aussi essentielle [92].

 

Quelques réflexions bien simples suffiront pour justifier ce qu'une telle qualification paraît d'abord présenter de trop ambitieux.

 

Ce n'est pas aux lecteurs de cet ouvrage que je croirai jamais devoir prouver que les idées gouvernent et bouleversent le monde, ou, en d'autres ter­mes, que tout le mécanisme social repose finalement sur des opinions. Ils savent surtout que la grande crise politique et morale des sociétés actuelles tient, en dernière analyse, à l'anarchie intellectuelle [93]. Notre mal le plus grave consiste, en effet, dans cette profonde divergence qui existe maintenant entre tous les esprits relativement à toutes les maximes fondamentales dont la fixité est la première condition d'un véritable ordre social. Tant que les intelligences individuelles n'auront pas adhéré par un assentiment unanime à un certain nombre d'idées générales capables de former une doctrine sociale commune, on ne peut se dissimuler que l'état des nations restera, de toute nécessité [94], essen­tiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs [95] politiques qui pourront être adoptés, et ne comportera réellement que des institutions provi­soi­res. Il est également certain que, si cette réunion des esprits dans une même communion de principes peut une fois être obtenue, les institutions, convena­bles en découleront nécessairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. C'est donc là que doit se porter principalement l'attention de tous ceux qui sentent l'importance d'un état de choses vraiment normal.

 

Maintenant, du point de vue élevé où nous ont placés graduellement les diverses considérations indiquées dans ce discours, il est aisé à la fois et de caractériser nettement dans son intime profondeur l'état présent des sociétés, et d'en déduire par quelle voie on peut le changer essentiellement. En me rattachant à la loi fondamentale énoncée au commencement de ce discours, je crois pouvoir résumer exactement toutes les observations relatives à la situation actuelle de la société en disant simplement que le désordre actuel des intelligences tient, en dernière analyse, à l'emploi simultané des trois philoso­phies radicalement incompatibles : la philosophie théologique, la philosophie métaphysique et la philosophie positive. Il est clair, en effet, que, si l'une quel­­conque de ces trois philosophies obtenait en réalité une prépondérance univer­selle et complète, il y aurait un ordre social déterminé, tandis que le mal con­sis­te surtout dans l'absence de toute véritable organisation. C'est la coexis­tence de ces trois philosophies opposées qui empêche absolument de s'enten­dre sur aucun point essentiel. Or, si cette manière de voir est exacte, il ne s'agit plus que de savoir laquelle des trois philosophies peut et doit prévaloir par la nature des choses; tout homme sensé devra ensuite, quelles qu'aient pu être, avant l'analyse de la question, ses opinions particulières, s'efforcer de concourir à son triomphe. La recherche étant une fois réduite à ces termes simples, elle ne paraît pas devoir rester longtemps incertaine; car il est évi­dent, par toutes sortes de raisons dont j'ai indiqué dans ce discours quelques-unes des principales, que la philosophie positive est seule destinée à prévaloir selon le cours ordinaire des choses. Seule elle a été, depuis une longue suite de siècles, constamment en progrès, tandis que ses antagonistes ont été constamment en décadence. Que ce soit à tort ou à raison, peu importe; le fait général est incontestable, et il suffit. On peut le déplorer, mais non le détruire, ni par conséquent le négliger, sous peine de ne se livrer qu'à des spéculations illusoires. Cette révolution générale de l'esprit humain est aujourd'hui presque entièrement accomplie : il ne reste plus, comme je l'ai expliqué, qu'à com­plé­ter la philosophie positive en y comprenant l'étude des phénomènes sociaux, et ensuite à la résumer en un seul corps de doctrine homogène. Quand ce dou­ble travail sera suffisamment avancé, le triomphe définitif de la philosophie positive aura lieu spontanément, et rétablira l'ordre dans la société. La préfé­ren­ce si prononcée que presque tous les esprits, depuis les plus élevés jus­qu'aux plus vulgaires, accordent aujourd'hui aux connaissances positives sur les conceptions vagues et mystiques, présage assez l'accueil que recevra cette philosophie, lorsqu'elle aura acquis la seule qualité qui lui manque encore [96], un caractère de généralité convenable.

 

En résumé, la philosophie théologique et la philosophie métaphysique se disputent aujourd'hui la tâche, trop supérieure aux forces de l'une et de l'autre, de réorganiser la société; c'est entre elles seules que subsiste encore la lutte, sous ce rapport. La philosophie positive n'est intervenue jusqu'ici dans la con­tes­tation que pour les critiquer toutes deux, et elle s'en est assez bien acquittée pour les discréditer entièrement. Mettons-la enfin en état de prendre un rôle actif [97], sans nous inquiéter plus longtemps de débats devenus inutiles. Com­plé­tant la vaste opération intellectuelle commencée par Bacon, par Descartes et par Galilée, construisons directement le système d'idées générales que cette philosophie est désormais destinée à faire indéfiniment prévaloir dans l'espèce humaine, et la crise révolutionnaire qui tourmente les peuples civilisés sera essentiellement [98] terminée.

 

Tels sont les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai cru devoir indiquer dès ce moment l'influence salutaire de la philosophie positive, pour servir de complément essentiel à la définition générale que j'ai essayé d'en exposer

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 1 - VII)

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VII. (1) Avant de terminer, je désire appeler un instant l'attention sur une dernière réflexion qui me semble convenable pour éviter, autant que pos­sible, qu'on se forme d'avance une opinion erronée de la nature de ce cours.

 

En assignant pour but à la philosophie positive de résumer en un seul corps de doctrine homogène l'ensemble des connaissances acquises, relative­ment aux différents ordres de phénomènes naturels, il était loin de ma pensée de vouloir procéder à l'étude générale de ces phénomènes en les considérant tous comme des effets divers d'un principe unique, comme assujettis à une seule et même loi. Quoique je doive traiter spécialement cette question dans la prochaine leçon, je crois devoir, dès à présent, en faire la déclaration, afin de prévenir les reproches très mal fondés que pourraient m'adresser ceux qui, sur un faux aperçu, classeraient ce cours parmi ces tentatives d'explication uni­ver­selle qu'on voit éclore journellement de la part d'esprits entièrement étrangers aux méthodes et aux connaissances scientifiques. Il ne s'agit ici de rien de semblable; et le développement de ce cours en fournira la preuve manifeste à tous ceux chez lesquels les éclaircissements contenus dans ce discours auraient pu laisser quelques doutes à cet égard.

 

 

(2) Dans ma profonde conviction personnelle, je considère ces entreprises d'explication universelle de tous les phénomènes par une loi unique comme éminemment chimériques, même quand elles sont tentées par les intelligences les plus compétentes. Je crois que les moyens de l'esprit humain sont trop faibles [99], et l'univers trop compliqué pour qu'une telle perfection scientifique soit jamais à notre portée, et je pense, d'ailleurs, qu'on se forme généralement une idée très exagérée des avantages qui en résulteraient nécessairement, si elle était possible. Dans tous les cas, il me semble évident que, vu l'état présent de nos connaissances, nous en sommes encore beaucoup trop loin pour que de telles tentatives puissent être raisonnables avant un laps de temps considérable. Car, si on pouvait espérer d'y parvenir, ce ne pourrait être, suivant moi, qu'en rattachant tous les phénomènes naturels à la loi positive la plus générale que nous connaissions, la loi de la gravitation, qui lie déjà tous les phénomènes astronomiques à une partie de ceux de la physique terrestre. Laplace a exposé effectivement une conception par laquelle on pourrait ne voir dans les phénomènes chimiques que de simples effets moléculaires de l'attraction newtonienne, modifiée par la figure et la position mutuelle des atomes. Mais, outre l'indétermination dans laquelle resterait probablement tou­jours cette conception, par l'absence des données essentielles relatives à la constitution intime des corps, il est presque certain que la difficulté de l'appli­quer serait telle, qu'on serait obligé de maintenir, comme artificielle, la divi­sion aujourd'hui établie comme naturelle entre l'astronomie et la chimie. Aussi Laplace n'a-t-il présenté cette idée que comme un simple jeu philo­so­phique, incapable d'exercer réellement aucune influence utile sur les progrès de la science chimique. Il y a plus, d'ailleurs; car, même en supposant vaincue cette insurmontable difficulté, on n'aurait pas encore atteint à l'unité scientifique, puisqu'il faudrait ensuite tenter de rattacher à la même loi l'ensemble des phé­no­mènes physiologiques; ce qui, certes, ne serait pas la partie la moins diffi­cile de l'entreprise. Et néanmoins, l'hypothèse que nous venons de parcourir serait, tout bien considéré, la plus favorable à cette unité si désirée.

 

 

(3) je n'ai pas besoin de plus grands détails pour achever de convaincre que le but de ce cours n'est nullement de présenter tous les phénomènes naturels comme étant au fond identiques, sauf la variété des circonstances. La philosophie positive serait sans doute plus parfaite s'il pouvait en être ainsi. Mais cette condition n'est nullement nécessaire à sa formation systématique, non plus qu'à la réalisation des grandes et heureuses conséquences que nous l'avons vue destinée à produire. Il n'y a d'unité indispensable pour cela que l'unité de méthode, laquelle peut et doit évidemment exister, et se trouve déjà établie en majeure partie. Quant à la doctrine, il n'est pas nécessaire qu'elle soit une; il suffit qu'elle soit homogène. C'est donc sous le double point de vue de l'unité des méthodes et de l'homogénéité des doctrines que nous considé­rerons, dans ce cours, les différentes classes de théories positives. Tout en tendant à diminuer, le plus Possible, le nombre des lois générales nécessaires à l'explication positive des phénomènes naturels, ce qui est, en effet, le but philosophique de la science, nous regarderons comme téméraire d'aspirer jamais, même pour l'avenir le plus éloigné, à les réduire rigoureusement à une seule.

 

J'ai tenté, dans ce discours, de déterminer, aussi exactement qu'il a été en mon pouvoir, le but, l'esprit et l'influence de la philosophie positive. J'ai donc marqué le terme vers lequel ont toujours tendu et tendront sans cesse tous mes travaux, soit dans ce cours, soit de toute autre manière. Personne n'est plus profondément convaincu que moi de l'insuffisance de mes forces intellec­tuelles, fussent-elles même très supérieures à leur valeur réelle, pour répondre à une tâche aussi vaste et aussi élevée. Mais ce qui ne peut être fait ni par un seul esprit, ni en une seule vie, un seul peut le proposer nettement : telle est toute mon ambition.

 

Ayant exposé le véritable but de ce cours, c'est-à-dire fixé le point de vue sous lequel je considérerai les diverses branches principales de la philosophie naturelle, je compléterai, dans la leçon prochaine, ces prolégomènes généraux en passant à l'exposition du plan, c'est-à-dire à la détermination de l'ordre encyclopédique qu'il convient d'établir entre les diverses classes des phéno­mè­nes naturels, et par conséquent entre les sciences positives correspon­dantes.

 

 

 

 

 

 

 

Deuxième leçon

 

SOMMAIRE. - Exposition du plan de ce cours, ou considérations générales sur la hiérarchie des sciences positives.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2-I)

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I. Après avoir caractérisé aussi exactement que possible, dans la leçon pré­cé­dente, les considérations à présenter dans Ce Cours sur toutes les bran­ches principales de la philosophie naturelle, il faut déterminer maintenant le plan que nous devons suivre, c'est-à-dire la classification rationnelle la plus convenable à établir entre les différentes sciences positives fondamentales, pour les étudier successivement sous le point de vue que nous avons fixé. Cette seconde discussion générale est indispensable pour achever de faire con­naître dès l'origine le véritable esprit de ce cours.

 

 

(1) On conçoit aisément d'abord qu'il ne s'agit pas ici de faire la critique, malheureusement trop facile, des nombreuses classifications qui ont été pro­posées successivement depuis deux siècles, pour le système général des connaissances humaines, envisagé dans toute son étendue. On est aujourd'hui bien convaincu que toutes les échelles encyclopédiques construites, comme celles de Bacon [100] et de d'Alembert [101], d'après une distinction quelconque des diverses facultés de l'esprit humain, sont par cela seul radicalement vicieuses, même quand cette distinction n'est pas, comme il arrive souvent, plus subtile que réelle; car, dans, chacune de ses sphères d'activité, notre entendement emploie simultanément toutes ses facultés principales. Quant à toutes les autres classifications proposées, il suffira d'observer que les différentes dis­cus­sions élevées à ce sujet ont eu pour résultat définitif de montrer dans chacune des vices fondamentaux, tellement qu'aucune n'a pu obtenir un assentiment unanime, et qu'il existe à cet égard presque autant d'opinions que d'individus. Ces diverses tentatives ont même été, en général, si mal conçues, qu'il en est résulté involontairement, dans la plupart des bons esprits, une prévention défavorable contre toute entreprise de ce genre.

 

 

(2) Sans nous arrêter davantage sur un fait si bien constaté, il est plus essentiel d'en rechercher la cause. Or, on peut aisément s'expliquer la pro­fonde imperfection de ces tentatives encyclopédiques [102], si souvent renouve­lées jusqu'ici. je n'ai pas besoin de faire observer que, depuis le discrédit général dans lequel sont tombés les travaux de cette nature par suite du peu de solidité des premiers projets, ces classifications ne sont conçues le plus souvent que par des esprits presque entièrement étrangers à la connaissance des objets à classer. Sans avoir égard à cette considération personnelle,. il en est une beaucoup plus importante, puisée dans la nature même du sujet, et qui montre clairement pourquoi il n'a pas été possible jusqu'ici de s'élever à une conception encyclopédique véritablement satisfaisante. Elle consiste dans le défaut d'homogénéité qui a toujours existé jusqu'à ces derniers temps entre les différentes parties du système intellectuel, les unes étant successivement devenues positives, tandis que les autres restaient théologiques ou métaphy­siques [103]. Dans un état de choses aussi incohérent, il était évidemment impossi­ble d'établir aucune classification rationnelle. Comment parvenir à disposer, dans un système unique, des conceptions aussi profondément contradictoires? C'est  une difficulté contre laquelle sont venus échouer nécessairement tous les classificateurs, sans qu'aucun l'ait aperçue distinctement. Il était bien sensible néanmoins, pour quiconque eût bien connu la véritable situation de l'esprit humain, qu'une telle entreprise était prématurée, et qu'elle ne pourrait être tentée avec succès que lorsque toutes nos conceptions principales seraient devenues positives.

 

 

(3) Cette condition fondamentale pouvant maintenant être regardée com­me remplie, d'après les explications données dans la leçon précédente, il est dès lors possible de procéder à une disposition vraiment rationnelle et durable d’un système dont toutes les parties sont enfin devenues homogènes.

 

D'un autre côté, la théorie générale des classifications établie dans ces der­niers temps par les travaux philosophiques des botanistes et des zoolo­gistes [104] permet d'espérer un succès réel dans un semblable travail, en nous offrant un guide certain par le véritable principe fondamental de l'art de classer, qui n'avait jamais été conçu distinctement jusqu'alors [105]. Ce principe est une consé­quence nécessaire de la seule application directe de la méthode positive à la question même des classifications, qui, comme toute autre, doit être traitée par observation, au lieu d'être résolue par des considérations a priori. Il consiste en ce que la classification doit ressortir de l'étude même des objets à classer [106], et être déterminée par les affinités réelles et l'enchaînement naturel qu'ils présentent, de telle sorte que cette classification soit elle-même l'expression du fait le plus général, manifesté par la comparaison approfondie des objets qu'elle embrasse.

 

Appliquant cette règle fondamentale au cas actuel, c'est donc d'après la dépendance mutuelle qui a lieu effectivement entre les diverses sciences positives, que nous devons procéder à leur classification; et cette dépendance, pour être réelle, ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2 - II)

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II. Mais, avant d'exécuter, dans un tel esprit d'observation, cette impor­tante opération encyclopédique, il est indispensable, pour ne pas nous égarer dans un travail trop étendu, de circonscrire avec plus de précision que nous ne l'avons fait jusqu'ici le sujet propre de la classification proposée [107].

 

 

(1) Tous les travaux humains sont, ou de spéculation, ou d'action. Ainsi, la division la plus générale de nos connaissances réelles consiste à les distinguer en théoriques et pratiques. Si nous considérons d'abord cette première divi­sion, il est évident que c'est seulement des connaissances théoriques [108] qu'il doit être question dans un cours de la nature de celui-ci; car il ne s'agit point d'observer le système entier des notions humaines mais uniquement celui des conceptions fondamentales sur les divers ordres de phénomènes, qui fournis­sent une base solide à toutes nos autres combinaisons quelconques, et qui ne sont, à leur tour, fondées sur aucun système intellectuel antécédent. Or, dans un tel travail, c'est la spéculation qu'il faut considérer [109], et non l'application, si ce n'est en tant que celle-ci peut éclaircir la première. C'est là probablement ce qu'entendait Bacon, quoique fort imparfaitement, par cette philosophie pre­mière qu'il indique comme devant être extraite de l'ensemble des sciences, et qui a été si diversement et toujours si étrangement conçue par les méta­physiciens qui ont entrepris de commenter sa pensée.

 

 

(2) Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme sur la nature, puisque la connaissance des lois des phénomènes, dont le résultat constant est de nous les faire prévoir, peut seule évidemment nous conduire, dans la vie active, à les modifier à notre avantage les uns par les autres. Nos moyens naturels et directs pour agir sur les corps qui nous entourent sont extrêmement faibles et tout à fait disproportionnés à nos besoins. Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c'est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d'introduire, parmi les circonstances déterminées sous l'influence desquelles s'accomplissent les divers phénomènes, quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu'ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l'ensemble des causes extérieures. En résumé, science, d'où prévoyance; prévoyance, d'où action [110] : telle est la formule très simple qui exprime, d'une manière exacte, la relation générale de la science et de l'art [111], en prenant ces deux expressions dans leur acception totale.

 

Mais, malgré l'importance capitale de cette relation, qui ne doit jamais être méconnue, ce serait se former des sciences une idée bien imparfaite que de les concevoir seulement comme les bases des arts, et c'est à quoi malheureu­sement on n'est que trop enclin de nos jours. Quels que soient les immenses services rendus à l'industrie par les théories scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la puissance soit nécessairement proportion­née à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomè­nes. Pour sentir combien ce besoin est profond et impérieux, il suffit de penser un instant aux effets physiologiques de l'étonnement, et de considérer que la sensation la plus terrible que nous puissions éprouver est celle qui se produit toutes les fois qu'un phénomène nous semble [112] s'accomplir contradictoirement aux lois naturelles qui nous sont familières. Ce besoin de disposer les faits dans un ordre que nous puissions concevoir avec facilité (ce qui est l'objet propre de toutes les théories scientifiques) est tellement inhérent à notre organisation, que, si nous ne parvenions pas à le satisfaire par des conceptions positives, nous retournerions inévitablement aux explications théologiques et métaphysiques auxquelles il a primitivement donné naissance, comme je l'ai exposé dans la dernière leçon.

 

 

(3) J'ai cru devoir signaler expressément dès ce moment une considération qui se reproduira fréquemment dans toute la suite de ce cours, afin d'indiquer la nécessité de se prémunir contre la trop grande influence des habitudes actuelles, qui tendent à empêcher qu'on se forme des idées justes et nobles de l'importance et de la destination des sciences. Si la puissance prépondérante de notre organisation ne corrigeait, même involontairement, dans l'esprit des savants, ce qu'il y a sous ce rapport d'incomplet et d'étroit dans la tendance générale de notre époque, l'intelligence humaine, réduite à ne s'occuper que de recherches susceptibles d'une utilité pratique immédiate, se trouverait par cela seul, comme l'a très justement remarqué Condorcet, tout à fait arrêtée dans ses progrès, même à l'égard de ces applications auxquelles on aurait imprudem­ment sacrifié les travaux purement spéculatifs; car les applications les plus importantes dérivent constamment de théories formées dans une simple intention scientifique, et qui souvent ont été cultivées pendant plusieurs siè­cles sans produire aucun résultat pratique [113]. On en peut citer un exemple bien remarquable dans les belles spéculations des géomètres grecs sur les sections coniques, qui, après une longue suite de générations, ont servi, en déterminant la rénovation de l'astronomie, à conduire finalement l'art de la navigation au degré de perfectionnement qu'il a atteint dans ces derniers temps, et auquel il ne serait jamais parvenu sans les travaux si purement théoriques d'Archimède et d'Apollonius; tellement que Condorcet a pu dire avec raison à cet égard : « Le matelot, qu'une exacte observation de la longitude préserve du naufrage, doit la vie à une théorie conçue, deux mille ans auparavant, par des hommes de génie qui avaient en vue de simples spéculations géométriques. »

 

Il est donc évident qu'après avoir conçu d'une manière générale l'étude de la nature comme servant de base rationnelle à l'action sur la nature, l'esprit humain doit procéder aux recherches théoriques, en faisant complètement abstraction de toute considération pratique; car nos moyens pour découvrir la vérité sont tellement faibles que, si nous ne les concentrions pas exclusive­ment vers ce but, et si, en cherchant la vérité, nous nous imposions en même temps la condition étrangère d'y trouver une utilité pratique immédiate, il nous serait presque toujours impossible d'y parvenir [114].

 

 

(4) Quoi qu'il en soit, il est certain que l'ensemble de nos connaissances sur la nature, et celui des procédés que nous en déduisons pour la modifier à notre avantage [115], forment deux systèmes essentiellement distincts par eux-mêmes, qu'il est convenable de concevoir et de cultiver séparément. En outre, le premier système étant la base du second, c'est évidemment celui qu’il con­vient de considérer d'abord dans une étude méthodique, même quand on se proposerait d'embrasser la totalité des connaissances humaines, tant d'applica­tion que de spéculation. Ce système théorique me paraît devoir constituer exclusivement aujourd'hui le sujet d'un cours vraiment rationnel de philoso­phie positive; c'est ainsi du moins que je le conçois., Sans doute, il serait pos­si­ble d'imaginer un cours plus étendu, portant à la fois sur les généralités théoriques et sur les généralités pratiques. Mais je ne pense pas qu'une telle entreprise, même indépendamment de son étendue, puisse être convenable­ment tentée dans l'état présent de l'esprit humain. Elle me semble, en effet, exiger préalablement un travail très important et d'une nature toute particu­lière, qui n'a pas encore été fait, celui de former, d'après les théories scientifi­ques proprement dites, les conceptions spéciales destinées à servir de bases directes aux procédés généraux de la pratique [116].

 

Au degré de développement déjà atteint par notre intelligence, ce n'est pas immédiatement que les sciences s'appliquent aux arts, du moins dans les cas les plus parfaits il existe entre ces deux ordres d'idées un ordre moyen, qui, encore mal déterminé dans son caractère philosophique, est déjà plus sensible quand on considère la classe sociale qui s'en occupe spécialement. Entre les savants proprement dits et les directeurs effectifs des travaux productifs, il commence à se former de nos jours une classe intermédiaire, celle des ingé­nieurs, dont la destination spéciale est d'organiser les relations de la théorie et de la pratique. Sans avoir aucunement en vue le progrès des connaissances scientifiques, elle les considère dans leur état présent pour en déduire les applications industrielles dont elles sont susceptibles [117]. Telle est du moins la tendance naturelle des choses, quoiqu'il y ait encore à cet égard beaucoup de confusion. Le corps de doctrine propre à cette classe nouvelle, et qui doit cons­tituer les véritables théories directes des différents arts, pourrait sans doute donner lieu à des considérations philosophiques d'un grand intérêt et d'une importance réelle. Mais un travail qui les embrasserait conjointement avec celles fondées sur les sciences proprement dites, serait aujourd'hui tout à fait prématuré; car ces doctrines intermédiaires entre la théorie pure et la pratique directe ne sont point encore formées; il n'en existe jusqu'ici que quel­ques éléments imparfaits, relatifs aux sciences et aux arts les plus avancés, et qui permettent seulement de concevoir la nature et la possibilité de semblables travaux pour l'ensemble des opérations humaines. C'est ainsi, pour en citer l'exemple le plus important, qu'on doit envisager la belle conception de Monge [118], relativement à la géométrie descriptive, qui n'est réellement autre chose qu'une théorie générale des arts de construction. J'aurai soin d'indiquer successivement le petit nombre d'idées analogues déjà formées et d'en faire apprécier l'importance, à mesure que le développement naturel de ce cours les présentera. Mais il est clair que des conceptions jusqu'à présent aussi incom­plètes ne doivent point entrer, comme partie essentielle, dans un cours de philosophie positive qui ne doit comprendre, autant que possible, que des doctrines ayant un caractère fixe et nettement déterminé.

 

 

(5) On concevra d'autant mieux la difficulté de construire ces doctrines intermédiaires que je viens d'indiquer, si l'on considère que chaque art dépend non seulement d'une certaine science correspondante, mais à la fois de plusieurs, tellement que les arts les plus importants empruntent des secours directs à presque toutes les diverses sciences principales. C'est ainsi que la véritable théorie de l'agriculture, pour me borner au cas le plus essentiel, exige une intime combinaison de connaissances physiologiques, chimiques, physi­ques et même astronomiques et mathématiques : il en est de même des beaux-arts. On aperçoit aisément, d'après cette considération, pourquoi ces théories n'ont pu encore être formées, puisqu'elles supposent le développement préa­lable de toutes les différentes sciences fondamentales. Il en résulte également un nouveau motif de ne pas comprendre un tel ordre d'idées dans un cours de philosophie positive, puisque, loin de pouvoir contribuer à la formation systé­matique de cette philosophie, les théories générales propres aux diffé­rents arts principaux doivent, au contraire, comme nous le voyons, être vrai­sembla­blement plus tard une des conséquences les plus utiles de sa construction.

 

En résume, nous ne devons donc considérer dans ce cours que les théories scientifiques et nullement leurs applications. Mais, avant de procéder à la classification méthodique de ses différentes parties, il me reste à exposer, rela­ti­vement aux sciences proprement dites, une distinction importante, qui achè­vera de circonscrire nettement le sujet propre de l'étude que nous entre­prenons.

 

 

(6) Il faut distinguer, par rapport à tous les ordres de phénomènes, deux genres de sciences naturelles : les unes abstraites, générales, ont pour objet la découverte des lois qui régissent les diverses classes de phénomènes, en considérant tous les cas qu'on peut concevoir; les autres concrètes, particu­lières, descriptives, et qu'on désigne quelquefois sous le nom de sciences naturelles proprement dites, consistent dans l'application de ces lois à l'histoire effective des différents êtres existants. Les premières sont donc fondamentales, c'est sur elles seulement que porteront nos études dans ce cours; les autres, quelle que soit leur importance propre, ne sont réellement que secondaires, et ne doivent point, par conséquent, faire partie d'un travail que son extrême étendue naturelle nous oblige à réduire au moindre dévelop­pement possible.

 

La distinction précédente ne peut présenter aucune obscurité aux esprits qui ont quelque connaissance spéciale des différentes sciences positives, puisqu'elle est à peu près l'équivalent de Celle qu'on énonce ordinairement dans presque tous les traités scientifiques, en comparant la physique dogma­tique à l'histoire naturelle proprement dite. Quelques exemples suffiront d'ailleurs pour rendre sensible cette division, dont l'importance n'est pas encore convenablement appréciée.

 

On pourra d'abord l'apercevoir très nettement en comparant, d'une part, la physiologie générale, et d'une autre part, la zoologie et la botanique propre­ment dites. Ce sont évidemment, en effet, deux travaux d'un caractère fort distinct, que d'étudier, en général, les lois de la vie, ou de déterminer le mode d'existence de chaque corps vivant, en particulier. Cette seconde étude, en outre, est nécessairement fondée sur la première.

 

Il en est de même de la chimie, par rapport à la minéralogie; la première est évidemment la base rationnelle de la seconde. Dans la chimie, on consi­dère toutes les combinaisons possibles des molécules, et dans toutes les circonstances imaginables; dans la minéralogie, on considère seulement celles de ces combinaisons qui se trouvent réalisées dans la constitution effective du globe terrestre, et sous l'influence des seules circonstances qui lui sont propres. Ce qui montre clairement la différence du point de vue chimique et du point de vue minéralogiques quoique les deux sciences portent sur les mêmes objets, c'est que la plupart des faits envisagés dans la première n'ont qu'une existence artificielle, de telle manière qu'un corps, comme le chlore ou le potassium, pourra avoir une extrême importance en Chimie par l'étendue et l'énergie de ses affinités, tandis qu'il n'en aura presque aucune en minéralogie; et réciproquement, un composé, tel que le granit ou le quartz, sur lequel porte la majeure partie des considérations minéralogiques, n'offrira, sous le rapport chimique, qu'un intérêt très médiocre.

 

Ce qui rend, en général, plus sensible encore la nécessité logique de cette distinction fondamentale entre les deux grandes sections de la philosophie naturelle, c'est que non seulement chaque section de la physique concrète sup­pose la culture préalable de la section correspondante de la physique abstraite, mais qu'elle exige même la connaissance des lois générales relatives à tous les ordres de phénomènes. Ainsi, par exemple, non seulement l'étude spéciale de la terre, considérée sous tous les points de vue qu'elle peut présenter effecti­vement, exige la connaissance préalable de la physique et de la chimie, mais elle ne peut être faite convenablement, sans y introduire, d'une part, les con­nais­sances astronomiques, et même, d'une autre part, les connaissances phy­sio­lo­giques; en sorte qu'elle tient au système entier des sciences fondamen­tales. Il en est de même de chacune des sciences naturelles proprement dites. C'est précisément pour ce motif que la physique concrète a fait jusqu'à présent si peu de progrès réels, car elle n'a pu commencer à être étudiée d'une manière vraiment rationnelle qu'après la physique abstraite [119], et lorsque toutes les diverses branches principales de celle-ci eurent pris leur caractère définitif, ce qui n'a eu lieu que de nos jours. Jusqu'alors on n'a pu recueillir à ce sujet que des matériaux plus ou moins incohérents [120], qui sont même encore fort incomplets. Les faits connus ne pourront être coordonnés de manière à former de véritables théories spéciales des différents êtres de l'univers, que lorsque la distinction fondamentale rappelée ci-dessus sera plus profondément sentie et plus régulièrement organisée, et que, par suite, les savants particulièrement livres à l'étude des sciences naturelles proprement dites auront reconnu la néces­sité de fonder leurs recherches sur une connaissance approfondie de tou­tes les sciences fondamentales, condition qui est encore aujourd'hui fort loin d'être convenablement remplie.

 

L'examen de cette condition confirme nettement pourquoi nous devons, dans -ce cours de philosophie positive, réduire nos considérations à l'étude des sciences générales, sans. embrasser en même temps les sciences descriptives ou particulières. On voit naître ici, en effet, une nouvelle propriété essentielle de cette étude propre des généralités de physique abstraite; c'est de fournir la base rationnelle d'une physique concrète vraiment systématique. Ainsi, dans l'état présent de l'esprit humain, il y aurait une sorte de contradiction [121] à vou­loir réunir, dans un seul et même cours, les deux ordres de sciences. On peut dire, de plus, que, quand même la physique concrète aurait déjà atteint le degré de perfectionnement de la physique abstraite, et que, par suite, il serait possible, dans un cours de philosophie positive, d'embrasser à la fois l'une et l'autre, il n'en faudrait pas moins évidemment commencer par la section abstraite, qui restera la base invariable de l'autre. Il est clair, d'ailleurs, que la seule étude des généralités des sciences fondamentales est assez vaste par elle-même, pour qu'il importe d'en écarter, autant que possible, toutes les con­si­dérations qui ne sont pas indispensables; or, celles relatives aux sciences secondaires seront toujours, quoi qu'il arrive, d'un genre distinct. La philoso­phie des sciences fondamentales, présentant un système de conceptions positi­ves sur tous nos ordres de connaissances réelles, suffit, par cela même, pour constituer cette philosophie première que cherchait Bacon, et qui, étant desti­née à servir désormais de base permanente à toutes les spéculations humaines, doit être soigneusement réduite à la plus simple expression possible.

 

Je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur une telle discus­sion, que j'aurai naturellement plusieurs occasions de reproduire dans les diverses parties de ce cours. L'explication précédente est assez développée pour motiver la manière dont j'ai circonscrit le sujet général de nos considé­rations.

 

Ainsi, en résultat de tout ce qui vient d'être exposé dans cette leçon, nous voyons : 1° que la science humaine se composant, dans son ensemble, de con­nais­sances spéculatives et de connaissances d'application, c'est seulement des premières que nous devons nous occuper ici; 2° que les connaissances théori­ques ou les sciences proprement dites, se divisant en sciences générales et sciences particulières, nous devons ne considérer ici que le premier ordre, et nous borner à la physique abstraite, quelque intérêt que puisse nous présenter la physique concrète.

 

 

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2 - III)

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III. Le sujet propre de ce cours étant par là exactement circonscrit, il est facile maintenant de procéder à une classification rationnelle vraiment satis­fai­sante des sciences fondamentales, ce qui constitue la question encyclopé­dique, objet de cette leçon.

 

(1) Il faut, avant tout, commencer par reconnaître que, quelque naturelle que puisse être une telle classification, elle renferme toujours nécessairement quelque chose, sinon d'arbitraire, du moins d'artificiel [122], de manière à présen­ter une imperfection véritable.

 

En effet, le but principal que l'on doit avoir en vue dans tout travail ency­clo­pé­dique, c'est de disposer les sciences dans l'ordre de leur enchaînement naturel, en suivant leur dépendance mutuelle; de telle sorte qu'on puisse les exposer successivement, sans jamais être entraîné dans le moindre cercle vicieux [123]. Or, c'est une condition qu'il me paraît impossible d'accomplir d'une manière tout à fait rigoureuse. Qu'il me soit permis de donner ici quelque développement à cette réflexion, que je crois importante pour caractériser la véritable difficulté de la recherche qui nous occupe actuellement. Cette consi­dé­ration, d'ailleurs, me donnera lieu d'établir, relativement à l'exposition de nos connaissances, un principe général dont j'aurai plus tard à présenter de fréquentes applications.

 

 

(2) Toute science peut être exposée suivant deux marches essentiellement distinctes, dont tout autre mode d'exposition ne saurait être qu'une combinai­son, la marche historique et la marche dogmatique.

 

Par le premier procédé, on expose successivement les connaissances dans le même ordre effectif suivant lequel l'esprit humain les a réellement obte­nues, et en adoptant, autant que possible, les mêmes voies.

 

Par le second, on présente le système des idées tel qu'il pourrait être conçu aujourd'hui par un seul esprit, qui, placé au point de vue convenable, et pour­vu des connaissances suffisantes, s'occuperait à refaire la science dans son ensemble.

 

Le premier mode est évidemment celui par lequel commence, de toute nécessité, l'étude de chaque science naissante; car il présente cette propriété, de n'exiger, pour l'exposition des connaissances, aucun nouveau travail dis­tinct de celui de leur formation, toute la didactique se réduisant alors à étudier successivement, dans l'ordre chronologique, les divers ouvrages originaux qui ont contribué aux progrès de la science.

 

Le mode dogmatique, supposant, au contraire, que tous ces travaux parti­culiers ont été refondus en un système général, pour être présentés suivant un ordre logique plus naturel, n'est applicable qu'à une science déjà parvenue à un assez haut degré de développement [124]. Mais à mesure que la science fait des progrès, l'ordre historique d'exposition devient de plus  en plus impraticable, par la trop longue suite d'intermédiaires qu'il obligerait l'esprit à parcourir; tan­dis que l'ordre dogmatique devient de plus en plus possible, en même temps que nécessaire, parce que de nouvelles conceptions permettent de pré­sen­ter les découvertes antérieures sous un point de vue plus direct.

 

C'est ainsi, par exemple, que l'éducation d'un géomètre de l'antiquité con­sis­tait simplement dans l'étude successive du très petit nombre de traités originaux produits jusqu'alors sur les diverses parties de la géométrie, ce qui se réduisait essentiellement aux écrits d'Archimède et d'Apollonius; tandis qu'au contraire, un géomètre moderne a communément terminé son éducation, sans avoir lu un seul ouvrage original, excepté relativement aux découvertes les plus récentes, qu'on ne peut connaître que par ce moyen.

 

La tendance constante de l'esprit humain, quant à l'exposition des connais­san­ces, est donc de substituer de plus en plus à l'ordre historique l'ordre dog­matique, qui peut seul convenir à l'état perfectionné de notre intelligence.

 

Le problème général de l'éducation intellectuelle consiste à faire parvenir, en peu d'années, un seul entendement, le plus souvent médiocre, au même point de développement qui a été atteint, dans une longue suite de siècles par un grand nombre de génies supérieurs appliquant successivement, pendant leur vie entière, toutes leurs forces à l'étude d'un même sujet. Il est clair, d'après cela, que, quoiqu'il soit infiniment plus facile et plus court d'apprendre que d'inventer, il serait certainement impossible d'atteindre le but proposé si l'on voulait assujettir chaque esprit individuel à passer successivement par les mêmes intermédiaires qu'a dû suivre nécessairement le génie collectif de l'espèce humaine. De là, l'indispensable besoin de l'ordre dogmatique, qui est surtout si sensible aujourd'hui pour les sciences les plus avancées, dont le mode ordinaire d'exposition ne présente plus presque aucune trace de la filia­tion effective de leurs détails.

 

 

(3) Il faut néanmoins ajouter, pour prévenir toute exagération, que tout mode réel d'exposition est, inévitablement, une certaine combinaison de l'or­dre dogmatique avec l'ordre historique, dans laquelle seulement le premier doit dominer constamment et de plus en plus. L'ordre dogmatique ne peut, en effet, être suivi d'une manière tout à fait rigoureuse; car, par cela même qu'il exige une nouvelle élaboration des connaissances acquises, il n'est point -applicable, à chaque époque de la science, aux parties récemment formées dont l'étude ne comporte qu'un ordre essentiellement historique, lequel ne présente pas d'ailleurs, dans ce cas, les inconvénients principaux qui le font rejeter en général.

 

La seule imperfection fondamentale qu'on pourrait reprocher au mode dog­ma­tique, c'est de laisser ignorer la manière dont se sont formées les diver­ses connaissances humaines ce qui, quoique distinct de l'acquisition même de ces connaissances, est, en soi du plus haut intérêt pour tout esprit philosophi­que. Cette considération aurait à mes yeux, beaucoup de poids, si elle était réellement un motif en faveur de l'ordre historique. Mais il est aisé de voir qu'il n'y a qu'une relation apparente entre étudier une science en suivant le mode dit historique, et connaître véritablement l'histoire effective de cette science.

 

En effet, non seulement les diverses parties de chaque science, qu'on est conduit à séparer dans l'ordre dogmatique, se sont, en réalité, développées simultanément et sous l'influence les unes des autres, ce qui tendrait à faire préférer l'ordre historique; mais en considérant, dans son ensemble, le déve­loppement effectif de l'esprit humain, on voit de plus que les différentes sciences ont été, dans le fait, perfectionnées en même temps et mutuellement; on voit même que les progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des autres, par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été étroitement liés au développement général de la société humaine. Ce vaste enchaînement est tellement réel, que souvent, pour concevoir la géné­ration effective d'une théorie scientifique, l'esprit est conduit à considérer le perfectionnement de quelque art qui n'a avec elle aucune liaison rationnelle, ou même quelque progrès particulier dans l'organisation sociale, sans lequel cette découverte n'eût pu avoir lieu. Nous en verrons dans la suite de nom­breux exemples. Il résulte donc de là que l'on ne peut connaître la véritable histoire de chaque science, c'est-à-dire la formation réelle des découvertes dont elle se compose, qu'en étudiant, d'une manière générale et directe, l'his­toire de l'humanité. C'est pourquoi tous les documents recueillis jusqu'ici sur l'histoire des mathématiques, de l'astronomie, de la médecine, etc., quel­que précieux qu'ils soient, ne peuvent être regardés que comme des matériaux [125].

 

Le prétendu ordre historique d'exposition, même quand il pourrait être suivi rigoureusement pour les détails de chaque science en particulier, serait déjà purement hypothétique et abstrait sous le rapport le plus important, en ce qu'il considérerait le développement de cette science comme isolé. Bien loin de mettre en évidence la véritable histoire de la science, il tendrait à en faire concevoir une opinion très fausse [126].

 

Ainsi, nous sommes certainement convaincus que la connaissance de l'histoire des sciences est de la plus haute importance. Je pense même qu'on ne connaît pas complètement une science tant qu'on n'en sait pas l'histoire. Mais cette étude doit être conçue comme entièrement séparée de l'étude propre et dogmatique de la science, sans laquelle même cette histoire ne serait pas intelligible. Nous considérerons donc avec beaucoup de soin l'histoire réelle des sciences fondamentales qui vont être le sujet de nos méditations; mais ce sera seulement dans la dernière partie de ce cours, celle relative à l'étude des phénomènes sociaux, en traitant du développement général de l'humanité, dont l'histoire des sciences constitue la partie la plus importante, quoique jusqu'ici la plus négligée. Dans l'étude de chaque science les considérations historiques incidentes qui pourront se présenter auront un caractère nettement distinct, de manière à ne pas altérer la nature propre de notre travail principal [127].

 

 

(4) La discussion précédente, qui doit d'ailleurs, comme on le voit, être spécialement développée plus tard, tend à préciser davantage, en le présentant sous un nouveau point de vue, le véritable esprit de ce cours. Mais, surtout, il en résulte, relativement à la question actuelle, la détermination exacte des conditions qu'on doit s'imposer, et qu'on peut justement espérer de remplir dans la construction d'une échelle encyclopédique des diverses sciences fon­da­mentales.

 

On voit, en effet, que, quelque parfaite qu'on pût la supposer, cette classi­fi­cation ne saurait jamais être rigoureusement conforme à l'enchaînement historique des sciences. Quoi qu'on fasse, on ne peut éviter entièrement de pré­senter comme antérieure telle science qui aura cependant besoin, sous quel­ques rapports particuliers plus ou moins importants, d'emprunter des no­tions à une autre science classée dans un rang postérieur. Il faut tâcher seule­ment qu'un tel inconvénient n'ait pas lieu relativement aux conceptions caractéristiques de. chaque science, car alors la classification serait tout à fait vicieuse.

 

Ainsi, par exemple, il me semble incontestable que, dans le système géné­ral des sciences, l'astronomie doit être placée avant la physique proprement dite, et néanmoins plusieurs branches de celle-ci, surtout l'optique, sont indis­pensables à l'exposition complète de la première.

 

De tels défauts secondaires, qui sont strictement inévitables, ne sauraient prévaloir contre une classification qui remplirait d'ailleurs convenablement les conditions principales. Ils tiennent à ce qu'il y a nécessairement d'artificiel dans notre division du travail intellectuel.

 

Néanmoins, quoique, d'après les explications précédentes, nous ne devions pas prendre l'ordre historique pour base de notre classification, je ne dois pas négliger d'indiquer d'avance, comme une propriété essentielle de l'échelle en­cy­clopédique que je vais proposer, sa conformité générale avec l'ensemble de l'histoire scientifique; en ce sens, que, malgré la simultanéité réelle et conti­nue du développement des différentes sciences, celles qui seront classées comme antérieures seront, en effet, plus anciennes et constamment plus avan­cées que celles présentées comme postérieures. C'est ce qui doit avoir lieu inévitablement si, en réalité, nous prenons, comme cela doit être, pour princi­pe de classification, l'enchaînement logique naturel des diverses scien­ces, le point de départ de l'espèce ayant dû nécessairement être le même que celui de l'individu.

 

Pour achever de déterminer avec toute la précision possible la difficulté exacte de la question encyclopédique que nous avons à résoudre, je crois utile d'introduire une considération mathématique fort simple, qui résumera rigou­reu­sement l'ensemble des raisonnements exposés jusqu'ici dans cette leçon. Voici en quoi elle consiste.

 

Nous nous proposons de classer les sciences fondamentales. Or nous verrons bientôt que, tout bien considéré, il n'est pas possible d'en distinguer moins de six; la plupart des savants en admettraient même vraisemblablement un plus grand nombre. Cela posé, on sait que six objets comportent 720 dispo­si­tions différentes. Les sciences fondamentales pourraient donc donner lieu à 720 classifications distinctes, parmi lesquelles il s'agit de choisir la classifi­cation nécessairement unique [128] qui satisfait le mieux aux principales condi­tions du problème. On voit que, malgré le grand nombre d'échelles encyclopé­di­ques successivement proposées jusqu'à présent, la discussion n'a porté enco­re que sur une bien faible partie des dispositions possibles; et néanmoins, je crois pouvoir dire, sans exagération, qu'en. examinant chacune de ces 720 classifications, il n'en serait peut-être pas une seule en faveur de laquelle on ne pût faire valoir quelques motifs plausibles [129] ; car, en observant les diverses dispositions qui ont été effectivement proposées, on remarque entre elles les plus extrêmes différences; les sciences, qui sont placées par les uns à la tête du système encyclopédique, étant renvoyées par d'autres à l'extrémité oppo­sée, et réciproquement. C'est donc dans ce choix d'un seul ordre vraiment rationnel, parmi le nombre très considérable des systèmes possibles, que con­siste la difficulté précise de la question que nous avons posée.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2 - IV)

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IV. (1) Abordant maintenant d'une manière directe cette grande question, rappelons-nous d'abord que, pour obtenir une classification naturelle et positi­ve des sciences fondamentales, c'est dans la comparaison des divers ordres de phénomènes dont elles ont pour objet de découvrir les lois que nous devons en chercher le principe. Ce que nous voulons déterminer, c'est la dépendance réelle des diverses études scientifiques. Or cette dépendance ne peut résulter que de celle des phénomènes correspondants.

 

En considérant sous ce point de vue tous les phénomènes observables, nous allons voir qu'il est possible de les classer en un petit nombre de caté­go­ries naturelles disposées d'une telle manière, que l'étude rationnelle de chaque catégorie soit fondée sur la connaissance des lois principales de la catégorie précédente, et devienne le fondement de l'étude de la suivante. Cet ordre est déterminé par le degré de simplicité, ou, ce qui revient au même, par le degré de généralité des phénomènes [130], d'où résulte leur dépendance successive, et, en conséquence, la facilité plus ou moins grande de leur étude [131].

 

Il est clair, en effet, a priori, que les phénomènes les plus simples, ceux qui se compliquent le moins des autres, sont nécessairement aussi les plus généraux; car ce qui s'observe dans le plus grand nombre de cas est, par cela même, dégagé le plus possible des circonstances propres à chaque cas séparé. C'est donc par l'étude des phénomènes les plus généraux ou les plus simples qu'il faut commencer, en procédant ensuite successivement jusqu'aux phéno­mènes les plus particuliers ou les plus compliqués, si l'on veut concevoir la philosophie naturelle d'une manière vraiment méthodique; car cet ordre de généralité ou de simplicité, déterminant nécessairement l'enchaîne­ment ration­nel des diverses sciences fondamentales par la dépendance successive de leurs phénomènes, fixe ainsi leur degré de facilité.

 

En même temps, par une considération auxiliaire que je crois important de noter ici, et qui converge exactement avec toutes les précédentes, les phéno­mènes les plus généraux ou les plus simples [132], se trouvant nécessairement les plus étrangers à l'homme, doivent, par cela même, être étudiés dans une dis­po­sition d'esprit plus calme, plus rationnelle, ce qui constitue un nouveau motif pour que les sciences correspondantes se développent plus rapidement.

 

 

(2) Ayant ainsi indiqué la règle fondamentale qui doit présider à la classi­fi­cation des sciences, je puis passer immédiatement à la construction de l'échelle encyclopédique d'après laquelle le plan de ce cours doit être déter­mi­né, et que chacun pourra aisément apprécier à l'aide des considérations précé­dentes.

 

Une première contemplation de l'ensemble des phénomènes naturels nous porte à les diviser d'abord, conformément au principe que nous venons d'éta­blir, en deux grandes classes principales, la première comprenant tous les phénomènes des corps bruts, la seconde tous ceux des corps organisés.

 

Ces derniers sont évidemment, en effet, plus compliqués et plus particu­liers que les autres; ils dépendent des précédents, qui au contraire, n'en dépen­dent nullement. De la nécessité de n'étudier les phénomènes physiologiques qu'après ceux des corps inorganiques. De quelque manière qu'on explique les différences de ces deux sortes d'êtres, il est certain qu'on observe dans les corps vivants tous les phénomènes, soit mécaniques, soit chimiques, qui ont lieu ans les corps bruts, plus un ordre tout spécial de phénomènes, les phéno­mènes vitaux proprement dits, ceux qui tiennent à l'organisation [133]. Il ne s'agit pas ici d'examiner si les deux classes de corps sont ou ne sont pas de la même nature, question insoluble qu'on agite encore beaucoup trop de nos jours, par un reste d'influence des habitudes théologiques et métaphysiques; une telle question n'est pas du domaine de la philosophie positive, qui fait for­mel­lement profession d'ignorer absolument la nature intime d'un corps quel­conque. Mais il n'est nullement indispensable de considérer les corps bruts et les corps vivants comme étant d'une nature essentiellement différente, pour reconnaître la nécessité de la séparation de leurs études.

 

Sans doute, les idées ne sont pas encore suffisamment fixées sur la ma­nière générale de concevoir les phénomènes des corps vivants. Mais, quelque parti qu'on puisse prendre à cet égard par suite des progrès ultérieurs de la philosophie naturelle, la classification que nous établissons n'en saurait être aucunement affectée. En effet, regardât-on comme démontré, ce que permet à peine d'entrevoir l'état présent de la physiologie, que les phénomènes physio­logiques sont toujours de simples phénomènes mécaniques, électriques et chi­mi­ques, modifiés par la structure et la composition propres aux corps organi­sés, notre division fondamentale n'en subsisterait pas moins. Car il reste tou­jours vrai, même dans cette hypothèse, que les phénomènes généraux doi­vent être étudiés avant de procéder à l'examen des modifications spéciales qu'ils éprouvent dans certains êtres de l'univers, par suite d'une disposition particu­lière des molécules. Ainsi, la division, qui est aujourd'hui fondée dans la plupart des esprits éclairés sur la diversité des lois, est de nature à se maintenir indéfiniment à cause de la subordination des phénomènes et par suite des étu­des, quelque rapprochement qu'on puisse jamais établir solidement entre les deux classes de corps.

 

Ce n'est pas ici le lieu de développer, dans ses diverses parties essentielles, la comparaison générale entre les corps bruts et les corps vivants, qui sera le sujet spécial d'un examen approfondi dans la section physiologique de ce cours [134]. Il suffit, quant à présent, d'avoir reconnu, en principe, la nécessité lo­gi­que de séparer la science relative aux premiers de celle relative aux seconds, et de ne procéder à l'étude de la physique organique qu'après avoir établi les lois générales de la physique inorganique.

 

 

(3) Passons maintenant à la détermination de la sous-division principale dont est susceptible, d'après la même règle, chacune de ces deux grandes moitiés de la philosophie naturelle.

 

Pour la physique inorganique, nous voyons d'abord, en nous conformant toujours à l'ordre de généralité et de dépendance des phénomènes, qu'elle doit être partagée en deux sections distinctes, suivant qu'elle considère les phéno­mè­nes généraux de l'univers, ou, en particulier, ceux que présentent les corps terrestres. D'où la physique céleste, ou l'astronomie, soit géométrique, soit mé­ca­nique; et la physique terrestre. La nécessité de cette division est exacte­ment semblable à celle de la précédente [135].

 

Les phénomènes astronomiques étant les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits de tous, c'est évidemment par leur étude que doit commencer la philosophie naturelle, puisque les lois auxquelles ils sont assujettis influent sur celles de tous les autres phénomènes, dont elles-mêmes sont, au contraire, essentiellement indépendantes. Dans tous les phénomènes de la physique terrestre, on observe d'abord les effets généraux de la gravitation universelle, plus quelques autres effets qui leur sont propres [136], et qui modifient les pre­miers. Il s'ensuit que, lorsqu'on analyse le phénomène terrestre le plus simple, non seulement en prenant un phénomène chimique, mais en choisissant même un phénomène purement mécanique, on le trouve constamment plus composé que le phénomène céleste le plus compliqué. C'est ainsi, par exemple, que le simple mouvement d'un corps pesant, même quand il ne s'agit que d'un solide, présente réellement, lorsqu'on veut tenir compte de toutes les circonstances déterminantes, un sujet de recherches plus compliqué que la question astrono­mique la plus difficile. Une telle considération montre clairement combien il est indispensable de séparer nettement la physique céleste et la physique terrestre, et de ne procéder à l'étude de la seconde qu'après celle de la pre­mière, qui en est la base rationnelle.

 

 

(4) La physique terrestre, à son tour, se sous-divise, d'après le même prin­cipe, en deux portions très distinctes, selon qu'elle envisage les corps sous le point de vue mécanique, ou sous le point de vue chimique [137]. D'où la physique proprement dite et la chimie. Celle-ci, pour être conçue d'une manière vrai­ment méthodique, suppose évidemment la connaissance préalable de l'autre. Car tous les phénomènes chimiques sont nécessairement plus compliqués que les phénomènes physiques; ils en dépendent sans influer sur eux. Chacun sait, en effet, que toute action chimique est soumise d'abord à l'influence de la pe­san­teur, de la chaleur, de l'électricité, etc., et présente, en outre, quelque chose de propre qui modifie l'action des agents précédents. Cette Considération, qui montre évidemment la chimie comme ne pouvant marcher qu'après la physi­que, la présente en même temps comme une science distincte [138]. Car, quelque opinion qu'on adopte relativement aux affinités chimiques, et, quand même on ne verrait en elles, ainsi qu'on peut le concevoir, que des modifications de la gravitation générale produites par la figure [139] et par la disposition mutuelle des atomes, il demeurerait incontestable que la nécessité d'avoir continuellement égard à ces conditions spéciales ne permettrait point de traiter la chimie com­me un simple appendice de la physique. On serait donc obligé, dans tous les cas, ne fût-ce que pour la facilité de l'étude, de maintenir la division et l'en­chaî­nement que l'on regarde aujourd'hui comme tenant à l'hétérogénéité des phénomènes.

 

 

(5) Telle est donc la distribution rationnelle des principales branches de la science générale des corps bruts. Une division analogue s'établit, de la même manière, dans la science générale des corps organisés.

 

Tous les êtres vivants présentent deux ordres de phénomènes essentielle­ment distincts, ceux relatifs à l'individu, et ceux qui concernent l'espèce, surtout quand elle est sociable [140]. C'est principalement par rapport à l'homme, que cette distinction est fondamentale. Le dernier ordre de phénomènes est évidemment plus compliqué et plus particulier que le premier; il en dépend sans influer sur lui. De là, deux grandes sections dans la physique organique, la physiologie proprement dite, et la physique sociale, qui est fondée sur la première.

 

Dans tous les phénomènes sociaux, on observe d'abord l'influence des lois physiologiques de l'individu, et, en outre, quelque chose de particulier qui en modifie les effets, et qui tient à l'action des individus les uns sur les autres, singulièrement compliquée, dans l'espèce humaine, par l'action de chaque gé­né­ration sur celle qui la suit. Il est donc évident que, pour étudier convena­ble­ment les phénomènes sociaux, il faut d'abord partir d'une connaissance appro­fon­die des lois relatives à la vie individuelle [141]. D'un autre côté, cette subordi­nation nécessaire entre les deux études ne prescrit nullement, comme quelques physiologistes du premier ordre ont été portés à le croire, de voir dans la phy­si­que sociale un simple appendice de la physiologie [142]. Quoique les phéno­mè­nes soient certainement homogènes, ils ne sont point identiques, et la sépara­tion des deux sciences est d'une importance vraiment fondamentale. Car il serait impossible de traiter l'étude collective de l'espèce comme une pure dé­duc­­tion de l'étude de l'individu, puisque les conditions sociales, qui modifient l'action des lois physiologiques, sont précisément alors la considération la plus essentielle. Ainsi, la physique sociale doit être fondée sur un corps d'ob­servations directes qui lui Soit propre, tout en ayant égard, comme il convient, à son intime relation nécessaire avec la physiologie proprement dite [143].

 

On pourrait aisément établir une symétrie parfaite entre la division de la physique organique et celle ci-dessus exposée pour la physique inorganique, en rappelant la distinction vulgaire de la physiologie proprement dite en végé­tale et animale. Il serait facile, en effet, de rattacher cette sous-division au prin­­ci­pe de classification que nous avons constamment Suivi. puisque les phé­nomènes de la vie animale se présentent, en général du moins, comme plus compliqués  et plus spéciaux que ceux de la vie végétale. Mais la recherche de cette symétrie précise aurait quelque chose de puéril, si elle entraînait à mé­connaître ou à exagérer les analogies réelles ou les différences effectives des phénomènes. Or il est certain que la distinction entre la physiologie végétale et la physiologie animale, qui a une grande importance dans ce que j'ai appelé la physique concrète, n'en a presque aucune dans la physique abstraite, la seule dont il s'agisse ici. La connaissance des lois générales de la vie, qui doit être à nos yeux le véritable objet de la physiologie, exige la considération si­mul­tanée de toute la série organique sans distinction de végétaux et d'ani­maux, distinction qui, d'ailleurs, s'efface de jour en jour, à mesure que les phé­no­mènes sont étudiés d'une manière plus approfondie.

 

Nous persisterons donc à ne considérer qu'une seule division dans la phy­si­que organique, quoique nous ayons cru devoir en établir deux successives dans la physique inorganique.

 

 

(6) En résultat de cette discussion, la philosophie positive se trouve donc naturellement partagée en cinq sciences fondamentales, dont la succession est déterminée par une subordination nécessaire et invariable, fondée, indépen­dam­ment de toute opinion hypothétique, sur la simple comparaison appro­fon­die des phénomènes correspondants; c'est l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie et enfin la physique sociale. La première considère les phéno­mè­nes les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits et les plus éloi­gnés de l'humanité; ils influent sur tous les autres, sans être influencés par eux. Les phénomènes considérés par la dernière sont, au contraire, les plus parti­culiers, les plus compliqués, les plus concrets, et les plus directement inté­­ressants pour l'homme; ils dépendent, plus ou moins, de tous les précé­dents, sans exercer sur eux aucune influence. Entre ces deux extrêmes, les degrés de spécialité, de complication et de personnalité des phénomènes vont graduellement en augmentant, ainsi que leur dépendance successives. Telle est l'intime relation générale que la véritable observation philosophique, con­ve­nablement employée, et non de vaines distinctions arbitraires, nous conduit à établir entre les diverses sciences fondamentales. Tel doit donc être le plan de ce cours.

 

 

Je n'ai pu ici qu'esquisser l'exposition des considérations principales sur lesquelles repose cette classification. Pour la concevoir complètement, il fau­drait maintenant, après l'avoir envisagée d'un point de vue général, l'examiner relativement à chaque science fondamentale en particulier. C'est ce que nous ferons soigneusement en commençant l'étude spéciale de chaque partie de ce cours. La construction de cette échelle encyclopédique, reprise ainsi successi­ve­ment en partant de chacune des cinq grandes sciences, lui fera acquérir plus d'exactitude, et surtout mettra pleinement en évidence sa solidité. Ces avanta­ges seront d'autant plus sensibles, que nous verrons alors la distribution inté­rieure de chaque science s'établir naturellement d'après le même principe, ce qui présentera tout le système des connaissances humaines décomposé, jusque dans ses détails secondaires, d'après une considération unique constamment suivie, celle du degré d'abstraction plus ou moins grand des conceptions cor­res­pon­dantes. Mais des travaux de ce genre, outre qu'ils nous entraîneraient main­tenant beaucoup trop loin, seraient certainement déplacés dans cette leçon, où notre esprit doit se maintenir au point de vue le plus général de la philosophie positive.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2 - V)

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V. Néanmoins, pour faire apprécier aussi complètement que possible, dès ce moment, l'importance de cette hiérarchie fondamentale, dont je ferai, dans toute la suite de ce cours, des applications continuelles, je dois signaler rapi­dement ici ses propriétés générales les plus essentielles.

 

 

(1) Il faut d'abord remarquer, comme une vérification très décisive de l'ex­ac­ti­tude de cette classification, sa conformité essentielle avec la coordina­tion, en quelque sorte spontanée, qui se trouve en effet implicitement admise par les savants livrés à l'étude des diverses branches de la philosophie natu­relle.

 

C'est une condition ordinairement fort négligée par les constructeurs d'échel­les encyclopédiques, que de présenter comme distinctes les sciences que la marche effective de l'esprit humain a conduit, sans dessein prémédité, à cultiver séparément, et d'établir entre elles une subordination conforme aux rela­tions positives que manifeste leur développement journalier. Un tel accord est néanmoins évidemment le plus sûr indice d'une bonne classification; car les divisions qui se sont introduites spontanément dans le système scientifique n'ont pu être déterminées que par le sentiment longtemps éprouvé des vérita­bles besoins de l'esprit humain, sans qu'on ait pu être égaré par des généralités vicieuses.

 

Mais quoique la classification ci-dessus proposée remplisse entièrement cette condition, ce qu'il serait superflu de prouver, il n'en faudrait pas conclure que les habitudes généralement établies aujourd'hui par expérience chez les savants rendraient inutile le travail encyclopédique que nous venons d'exé­cuter. Elles ont seulement rendu possible une telle opération, qui présente la dif­fé­­rence fondamentale d'une conception rationnelle à une classification pu­re­ment empirique. Il s'en faut d'ailleurs que cette classification soit ordinaire­ment conçue et surtout suivie avec toute la précision nécessaire, et que son importance soit convenablement appréciée; il suffirait, pour s'en convaincre, de considérer les graves infractions qui sont commises tous les jours contre cette loi encyclopédique, au grand préjudice de l'esprit humain.

 

 

(2) Un second caractère très essentiel de notre classification, c'est d'être nécessairement conforme à l'ordre effectif du développement de la philoso­phie naturelle. C'est ce que vérifie tout ce qu'on sait de l'histoire des sciences, particulièrement dans les deux derniers siècles, où nous pouvons suivre leur marche avec plus d'exactitude.

 

On conçoit, en effet, que l'étude rationnelle de chaque science fondamen­tale, exigeant la culture préalable de toutes celles qui la précèdent dans notre hiérarchie encyclopédique, n'a pu faire de progrès réels et prendre son véri­table caractère, qu'après un grand développement des sciences antérieures, rela­tives à des phénomènes plus généraux, plus abstraits, moins compliqués et indépendants des autres. C'est donc dans cet ordre que la progression, quoique simultanée, à dû avoir lieu [144].

 

Cette considération me semble d'une telle importance, que je ne crois pas possible de comprendre réellement, sans y avoir égard, l'histoire de l'esprit humain. La loi générale qui domine toute cette histoire, et que j'ai exposée dans la leçon précédente, ne peut être convenablement entendue, si on ne la combine point dans l'application avec la formule encyclopédique que nous venons d'établir [145]. Car, c'est suivant l'ordre énoncé par cette formule que les différentes théories humaines ont atteint successivement d'abord l'état théolo­gique, ensuite l'état métaphysique, et enfin l'état positif. Si l'on ne tient pas compte dans l'usage de la loi de cette progression nécessaire, on rencontrera souvent des difficultés qui paraîtront insurmontables, car il est clair que l'état théologique ou métaphysique de certaines théories fondamentales à dû tempo­rai­rement coïncider et a quelquefois coïncidé en effet avec l'état positif de celles qui leur sont antérieures dans notre système encyclopédique, ce qui tend à jeter sur la vérification de la loi générale une obscurité qu'on ne peut dis­si­per que par la classification précédente.

 

 

(3) En troisième lieu, cette classification présente la propriété très remar­quable de marquer exactement la perfection relative des différentes sciences, laquelle consiste essentiellement dans le degré de précision des connaissances et dans leur coordination plus ou moins intime.

 

Il est aisé de sentir, en effet, que plus des phénomènes sont généraux, sim­ples et abstraits, moins ils dépendent des autres et plus les connaissances qui s'y rapportent peuvent être précises, en même temps que leur coordination peut être plus complète. Ainsi les phénomènes organiques ne comportent qu'une étude à la fois moins exacte et moins systématique que les phénomènes des corps bruts. De même dans la physique inorganique, les phénomènes cé­les­tes, vu leur plus grande généralité et leur indépendance de tous les autres, ont donné lieu à une science bien plus précise et beaucoup plus liée que celle des phénomènes terrestres.

 

Cette observation, qui est si frappante dans l'étude effective des sciences, et qui a souvent donné lieu à des espérances chimériques ou à d'injustes com­pa­raisons, se trouve donc complètement expliquée par l'ordre encyclopédique que j'ai établi. J'aurai naturellement occasion de lui donner toute son extension dans la leçon prochaine, en montrant que la possibilité d'appliquer à l'étude des divers phénomènes l'analyse mathématique, ce qui est le moyen de procu­rer à cette étude le plus haut degré possible de précision et de coordination, se trouve exactement déterminée par le rang qu'occupent ces phénomènes dans mon échelle encyclopédique [146].

 

Je ne dois point passer à une autre considération sans mettre le lecteur en garde à ce sujet contre une erreur fort grave, et qui, bien que très grossière, est encore extrêmement commune. Elle consiste à confondre le degré de préci­sion que comportent nos différentes connaissances avec leur degré de certi­tude, d'où est résulté le préjugé très dangereux que, le premier étant évi­dem­ment fort inégal, il en doit être ainsi du second. Aussi parle-t-on souvent encore, quoique moins que jadis, de l'inégale certitude des diverses sciences, ce qui tend directement à décourager la culture des sciences les plus difficiles. Il est clair, néanmoins, que la précision et la certitude sont deux qualités en elles-mêmes fort différentes [147]. Une proposition tout à fait absurde peut être extrêmement précise, comme si l'on disait, par exemple, que la somme des angles d'un triangle est égale à trois angles droits; et une proposition très cer­tai­ne peut ne comporter qu'une précision fort médiocre, comme lorsqu'on af­fir­me, par exemple, que tout homme mourra. Si, d'après l'explication précé­dente, les diverses sciences doivent nécessairement présenter une précision très inégale, il n'en est nullement ainsi de leur certitude. Chacune peut offrir des résultats aussi certains que ceux de toute autre, pourvu qu'elle sache ren­fer­mer ses conclusions dans le degré de précision que comportent les phéno­mè­nes correspondants, condition qui peut n'être pas toujours très facile à remplir. Dans une science quelconque, tout ce qui est simplement conjec­tural n'est que plus ou moins probable, et ce n'est pas là ce qui compose son domai­ne essentiel; tout ce qui est positif, c'est-à-dire fondé sur des faits constatés., est certain : il n'y a pas de distinction à cet égard.

 

 

(4) Enfin, la propriété la plus intéressante de notre formule encyclopédi­que, à cause de l'importance et de la multiplicité des applications immédiates qu'on en peut faire, c'est de déterminer directement le véritable plan général d'une éducation scientifique entièrement rationnelle. C'est ce qui résulte sur-le-champ de la seule composition de la formule.

 

Il est sensible, en effet, qu'avant d'entreprendre l'étude méthodique de quel­­qu'une des sciences fondamentales, il faut nécessairement s'être préparé par l'examen de celles relatives aux phénomènes antérieurs dans notre échelle encyclopédique, puisque ceux-ci influent toujours d'une manière prépondé­rante sur ceux dont on se propose de connaître les lois. Cette considération est tellement frappante, que, malgré son extrême importance pratique, je n'ai pas besoin d'insister davantage en ce moment sur un principe qui, plus tard, se reproduira d'ailleurs inévitablement, par rapport à chaque science fondamen­tale. Je me bornerai seulement à faire observer que, s'il est éminemment appli­cable à l'éducation générale, il l'est aussi particulièrement à l'éducation spéciale des savants.

 

Ainsi, les physiciens qui n'ont pas d'abord étudié l'astronomie, au moins sous un point de vue général; les chimistes qui, avant de s'occuper de leur scien­ce propre, n'ont pas étudié préalablement l'astronomie et ensuite la phy­sique; les physiologistes qui ne se sont pas préparés à leurs -travaux spéciaux par une étude préliminaire de l'astronomie, de la physique et de la chimie, ont manqué à l'une des conditions fondamentales de leur développe­ment intellec­tuel. Il en est encore plus évidemment de même pour les esprits qui veulent se livrer à l'étude positive des phénomènes sociaux, sans avoir d'abord acquis une connaissance générale de l'astronomie, de la physique, de la chimie et de la physiologie.

 

Comme de telles conditions sont bien rarement remplies de nos jours, et qu'aucune institution régulière n'est organisée pour les accomplir, nous pou­vons dire qu'il n'existe pas encore, pour les savants, d'éducation vraiment rationnelle. Cette considération est, à mes yeux, d'une si grande importance, que je ne crains pas d'attribuer en partie à ce vice de nos éducations actuelles l'état d'imperfection extrême où nous voyons encore les sciences les plus difficiles, état véritablement inférieur à ce que prescrit en effet la nature plus compliquée des phénomènes correspondants. Relativement à l'éducation géné­rale, cette condition est encore bien plus nécessaire. Je la crois tellement indis­pensable, que je regarde l'enseignement scientifique comme incapable de réaliser les résultats généraux les plus essentiels qu'il est destiné à produire dans la société pour la rénovation du système intellectuel, si les diverses bran­ches principales de la philosophie naturelle ne sont pas étudiées dans l'ordre convenable. N'oublions pas que, dans presque toutes les intelligences, même les plus élevées, les idées restent ordinairement enchaînées suivant l'ordre de leur acquisition première; et que, par conséquent, c'est un mal le plus souvent irrémédiable que de n'avoir pas commence par le commen­ce­ment [148]. Chaque siècle ne compte qu'un bien petit nombre de penseurs capables, à l'époque de leur virilité., comme Bacon, Descartes et Leibnitz, de faire véritablement table rase pour reconstruire de fond en comble le système entier de leurs idées acquises.

 

L'importance de notre loi encyclopédique pour servir de base à l'éducation scientifique ne peut être convenablement appréciée qu'en la considérant aussi par rapport à la méthode, au lieu de l'envisager seulement, comme nous ve­nons de le faire, relativement à la doctrine.

 

Sous ce nouveau point de vue, une exécution convenable du plan général d'études que nous avons déterminé doit avoir pour résultat nécessaire de nous procurer une connaissance parfaite de la méthode positive, qui ne pourrait être obtenue d'aucune autre manière.

 

En effet, les phénomènes naturels ayant été classés de telle sorte, que ceux qui sont réellement homogènes restent toujours compris dans une même étude, tandis que ceux qui ont été affectés à des études différentes sont effec­tivement hétérogènes, il doit nécessairement en résulter que la Méthode posi­tive générale sera constamment modifiée d'une manière uniforme dans l'éten­due d'une même science fondamentale, et qu'elle éprouvera sans cesse des modi­fications différentes et de plus en plus composées, en passant d'une scien­ce à une autre. Nous aurons donc ainsi la certitude de la considérer dans toutes les variétés réelles dont elle est susceptible, ce qui n'aurait pu avoir lieu, si nous avions adopté une formule encyclopédique qui ne remplît pas les conditions essentielles posées ci-dessus.

 

Cette nouvelle considération est d'une importance vraiment fondamentale; car, si nous avons vu en général, dans la dernière leçon, qu'il est impossible de connaître la méthode positive, quand on veut l'étudier séparément de son emploi, nous devons ajouter aujourd'hui qu'on ne peut s'en former une idée nette et exacte qu'en étudiant successivement, et dans l'ordre convenable, son application à toutes les diverses classes principales des phénomènes naturels. Une seule science ne suffirait point pour atteindre ce but, même en la choisis­sant le plus judicieusement possible. Car, quoique la méthode soit essentielle­ment identique dans toutes, chaque science développe spécialement tel ou tel de ses procédés caractéristiques, dont l'influence, trop peu prononcée dans les autres sciences, demeurerait inaperçue. Ainsi, par exemple, dans certaines bran­ches de la philosophie, c'est l'observation proprement dite; dans d'autres, c'est l'expérience, et telle ou telle nature d'expériences, qui ,constitue le princi­pal moyen d'exploration [149]. De même, tel précepte général, qui fait partie intégrante de la méthode, a été fourni primitivement par une certaine science; et, bien qu'il ait pu être ensuite transporté dans d'autres, c'est à sa source qu'il faut l'étudier pour le bien connaître; comme, par exemple, la théorie des clas­si­fications [150].

 

En se bornant à l'étude d'une science unique, il faudrait sans doute choisir la plus parfaite pour avoir un sentiment plus profond de la méthode positive. Or, la plus parfaite étant en même temps la plus simple, on n'aurait ainsi qu'une connaissance bien incomplète de la méthode, puisqu'on n'apprendrait pas quelles modifications essentielles elle doit subir pour s'adapter à des phénomènes plus compliqués. Chaque science fondamentale a donc, sous ce rapport, des avantages qui lui sont propres; ce qui prouve clairement la néces­sité de les considérer toutes, sous peine de ne se former que des conceptions trop étroites et des habitudes insuffisantes. Cette considération devant se reproduire fréquemment dans la suite, il est inutile de la développer davantage en ce moment.

 

 

(5) Je dois néanmoins ici, toujours sous le rapport de la méthode, insister spécialement sur le besoin, pour la bien connaître, non seulement d'étudier phi­losophiquement toutes les diverses sciences fondamentales, mais de les étudier suivant l'ordre encyclopédique établi dans cette leçon. Que peut pro­duire de rationnel, à moins d'une extrême supériorité naturelle, un esprit qui s'occupe de prime abord de l'étude des phénomènes les plus compliques, sans avoir préalablement appris à connaître, par l'examen des phénomènes les plus simples, ce que c'est qu'une loi, ce que c'est qu'observer, ce que c'est qu'une con­ception positive, ce que c'est même qu'un raisonnement suivi? Telle est pourtant encore aujourd'hui la marche ordinaire de nos jeunes phy­sio­logistes, qui abordent immédiatement l'étude des corps vivants, sans avoir le plus souvent été préparés autrement que par une éducation préliminaire réduite à l'étude d'une ou de deux langues mortes, et n'ayant, tout au plus, qu'une con­nais­sance très superficielle de la physique et de la chimie, con­naissance pres­que nulle sous le rapport de la méthode, puisqu'elle n'a pas été obtenue communément d'une manière rationnelle, et en partant du véritable point de départ de la philosophie naturelle. On conçoit combien il importe de réformer un plan d'études aussi vicieux. De même, relativement aux phéno­mènes Sociaux, qui sont encore plus compliqués, ne serait-ce point avoir fait un grand pas vers le retour des sociétés modernes à un état vraiment normal, que d'avoir reconnu la nécessité logique de ne procéder à l'étude de ces phénomè­nes, qu'après avoir dresse successivement l'organe intellectuel par l'examen philosophique approfondi de tous les phénomènes antérieurs ? On peut même dire avec précision « que c'est là toute la difficulté principale. Car il est peu de bons esprits qui ne soient convaincus aujourd'hui qu'il faut étudier les phéno­mènes sociaux d'après la méthode positive. Seulement, ceux qui s'occupent. de cette étude, ne sachant pas et ne pouvant pas savoir exacte­ment en quoi consiste cette méthode, faute de l'avoir examinée dans ses applications anté­rieures, cette maxime est jusqu'à présent demeurée stérile pour la rénovation des théories sociales, qui ne sont pas encore sorties de l'état théologique ou de l'état métaphysique, malgré les efforts des prétendus réformateurs positifs. Cette considération sera, plus tard, spécialement développée; je dois ici me borner à l'indiquer, uniquement pour faire apercevoir toute la portée de la conception encyclopédique que j'ai proposée dans cette leçon.

 

 

Tels sont donc les quatre points de vue principaux sous lesquels j'ai dû m'attacher à faire ressortir l'importance générale de la classification ration­nelle et positive, établie ci-dessus pour les sciences fondamentales.

 

 

 

 

 

(Voir l’analyse de la leçon 2 - VI)

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VI. Afin de compléter l'exposition générale du plan de ce cours, il me reste maintenant à considérer une lacune immense et capitale, que j'ai laissée à dessein dans ma formule encyclopédique, et que le lecteur a sans doute déjà remarquée. En effet, nous n'avons point marqué dans notre système scientifi­que le rang de la science mathématique [151].

 

 

(1) Le motif de cette omission volontaire est dans l’importance même de cette science, si vaste et si fondamentale. Car la leçon prochaine sera entière­ment consacrée à la détermination exacte de son véritable caractère général, et par suite à la fixation précise de son rang encyclopédique. Mais,

 

Four ne pas laisser incomplet, sous un rapport aussi capital, le grand ta­bleau que j'ai tâché d'esquisser dans cette leçon, je dois indiquer ici sommaire­ment, par anticipation, les résultats généraux de l'examen que nous entrepren­drons dans la leçon suivante.

 

Dans l'état actuel du développement de nos connaissances positives, il convient, je crois, de regarder la science mathématique, moins comme une partie constituante de la philosophie naturelle proprement dite, que comme étant, depuis Descartes et Newton, la vraie base fondamentale de toute cette philosophie, quoique, à parler exactement, elle soit à la fois l'une et l'autre [152]. Aujourd'hui, en effet, la science mathématique est bien moins importante par les connaissances, très réelles et très précieuses néanmoins, qui la composent directement, que comme constituant l'instrument le plus puissant que l'esprit humain puisse employer dans la recherche des lois des phénomènes naturels.

 

Pour présenter à cet égard une conception parfaitement nette et rigoureuse­ment exacte, nous verrons qu'il faut diviser la science mathématique en deux grandes sciences, dont le caractère est essentiellement distinct : la mathé­matique abstraite, ou le calcul [153], en prenant ce mot dans sa plus grande exten­sion, et la mathématique concrète, qui se compose, d'une part de la géométrie générale, d'une autre part de la mécanique rationnelle. La partie concrète est né­ces­sairement fondée sur la partie abstraite, et devient à son tour la base directe de toute la philosophie naturelle, en considérant, autant que possible, tous les phénomènes de l'univers comme géométriques ou comme méca­niques.

 

La partie abstraite est la seule qui soit purement instrumentale, n'étant autre chose qu'une immense extension admirable de la logique naturelle à un certain ordre de déductions. La géométrie et la mécanique doivent, au con­traire, être envisagées comme de véritables sciences naturelles, fondées, ainsi que toutes les autres, sur l'observation, quoique, par l'extrême simplicité de leurs phénomènes, elles comportent un degré infiniment plus parfait de systé­matisation, qui a pu quelquefois faire méconnaître le caractère expéri­mental de leurs premiers principes [154]. Mais ces deux sciences physiques ont cela de particulier, que, dans l'état présent de l'esprit humain, elles sont déjà et seront toujours davantage employées comme méthode beaucoup plus que comme doctrine directe.

 

 

(2) Il est, du reste, évident qu'en plaçant ainsi la science mathématique à la tête de la philosophie positive, nous ne faisons qu'étendre davantage l'appli­ca­tion de ce même principe de classification, fondé sur la dépendance suc­ces­sive des sciences en résultat du degré d'abstraction de leurs phénomènes respectifs, qui nous a fourni la série encyclopédique, établie dans cette leçon. Nous ne faisons maintenant que restituer à cette série son véritable premier terme, dont l'importance propre exigeait un examen spécial plus développé. On voit, en effet, que les phénomènes géométriques et mécaniques sont, de tous, les plus généraux, les plus simples, les plus abstraits, les plus irréduc­tibles et les plus indépendants de tous les autres, dont ils sont, au contraire, la base. On conçoit pareillement que leur étude est un préliminaire indispensable à celle de tous les autres ordres de phénomènes. C'est donc la science mathé­matique qui doit constituer le véritable point de départ de toute éducation scientifique rationnelle, soit générale, soit spéciale ce qui explique l'usage universel qui s'est établi depuis longtemps à ce sujet, d'une manière empi­ri­que, quoiqu'il n'ait eu primitivement d'autre cause que la plus grande ancien­neté relative de la science mathématique. Je dois me borner en ce moment à une indication très rapide de ces diverses considérations qui vont être l'objet spécial de la leçon suivante.

 

Nous avons donc exactement déterminé dans cette leçon, non d'après de vaines spéculations arbitraires, mais en le regardant comme le sujet d'un véri­table problème philosophique, le plan rationnel qui doit nous guider constam­ment dans l'étude de la philosophie positive. En résultat définitif, la mathéma­tique, l'astronomie, la physique, la chimie, la physiologie et la physique so­ciale : telle est la formule encyclopédique qui, parmi le très grand nombre de classifications que comportent les six sciences fondamentales, est seule logi­que­ment conforme à la hiérarchie naturelle et invariable des phénomènes [155]. Je n'ai pas besoin de rappeler l'importance de ce résultat, que le lecteur doit se rendre éminemment familier, pour en faire dans toute l'étendue de ce cours une application continuelle.

 

La conséquence finale de cette leçon, exprimée sous la forme la plus sim­ple, consiste donc dans l'explication et la justification du grand tableau synop­tique placé au commencement de cet ouvrage, et dans la construction duquel je me suis efforcé de suivre, aussi rigoureusement que possible, pour la distri­bu­tion intérieure de chaque science fondamentale, le même principe de classi­fication qui vient de nous fournir la série générale des sciences [156].

 

 

 

 

 

 

 

 

JUGEMENTS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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1- A Littré.

Préface d'un disciple (1864).

 

Quand Descartes eut remis à ses successeurs le dépôt de la philosophie, le thème, tel qu'il l'avait fondé, fut d'interpréter le monde extérieur par le mécanisme, et le monde intérieur par les idées, ou, pour me servir de ses pro­pres expressions, par ce qui se présenterait si clairement à l'esprit qu'on n'eût occasion de le mettre en doute. Ce thème demeura celui de toute la philoso­phie subséquente. C'est par les sciences spéciales qu'il devait d'abord être attaque; et Newton lui porta un coup irréparable en substituant à l'hypo­thèse mécanique des tourbillons le fait réel d'une propriété de la matière, la gravi­tation. Dès lors la doctrine mécanique alla de chute en chute. Celle qui con­fiait aux idées la formation des principes généraux dura plus longtemps; et les plus grands philosophes du XVIIe siècle et du XVIIIe, Spinoza, Leibnitz, Locke et Kant, n'en connurent pas d'autre. Elle ne tomba que devant Auguste Comte. Résumant d'une part les déterminations partielles des sciences en l'immanence des propriétés de la matière, de l'autre substituant aux idées qui ne dépassent jamais le caractère logique des faits généraux qui ont le carac­tère réel, il accomplit une grande rénovation mentale et acheva ce que Descartes avait commencé...

      ......................  ...............

 

La philosophie positive est à la fois le produit et le remède d'une époque troublée. Les terreurs ne sont pas sans fondement qui assaillent parfois l'hom­me réfléchi et les foules irréfléchies. En effet, que voit-on? des ébranlements prolongés, des espérances déçues, des fluctuations sans arrêt, la crainte du retour d'un passé qu'on repousse, et l'incertitude d'un avenir qu'on ne peut définir. En cette instabilité, la philosophie rattache toute la stabilité mentale et sociale à la stabilité de la science, qui est le point fixe donné par la civilisation antécédente. Quand je dis la philosophie positive, j'entends Auguste Comte et ce livre auquel je mets une préface; il ne serait pas juste de voiler sous un terme impersonnel la louange due à un grand nom et à un suprême service.

 

 

 

2- Renouvier,

Philosophie analytique de l'histoire (1897).

 

L'ordre de la classification des sciences positives - mathématiques, physi­que, chimie, physiologie - est encore une vue transmise par Saint-Simon à Comte. Ce n'est pas une grande découverte. L'étude de la nature et des rap­ports des sciences dans le Cours de la Philosophie positive se trouve singuliè­re­ment arriéré depuis la fondation de la théorie mécanique de la chaleur, la réduction des forces physiques à l'unité, les progrès de l'atomisme chimique, l'application de la physique terrestre à l'astronomie.

 

La partie mathématique restée remarquable en quelques points, n'est nulle­ment satisfaisante sur la question de la méthode infinitésimale, la plus impor­tante de toutes et qui touche, sans qu'on s'en aperçoive, à toutes les autres.

 

 

 

3- P. Malapert,

Leçons de philosophie (tome II).

 

Cet effort de systématisation (la classification des sciences) nous semble des plus heureux. On a souvent objecté à A. Comte qu'il a eu tort de considé­rer tous les ordres de faits et les diverses espèces de lois comme ne différant qu'en degré et se réduisant de proche en proche aux rapports quantitatifs, objet de la mathématique.

 

Ainsi présenté, le reproche ne nous paraît pas fondé; bien au contraire, Comte insiste fortement sur la spécificité de chacune de ces sciences et mon­tre qu'en passant de l'une à l'autre on se trouve en présence d'une donnée nou­velle, originale : masse, affinité, vie, etc. On pourrait faire valoir, au contraire, avec plus de raison, qu'il a parfois peut-être exagéré la différence qui sépare certaines sciences : la chimie, par exemple, ne se distingue peut-être pas aussi profondément de la physique qu'il le pense, elle n'est peut-être pas une science aussi fondamentale que cette dernière, ou les mathématiques, ou la biologie. D'autre part, l'ordre de dépendance, à la fois logique et historique, qu'il établit entre les diverses sciences n'est pas toujours très évident; si l'on voit bien comment l'astronomie suppose les mathématiques, dont elle n'est peut-être qu'une application, on voit moins clairement comment elle est une condition nécessaire de la constitution de la physique. On peut encore observer que Comte a le tort de ne pas vouloir compter la psychologie au nombre des scien­ces; il en a complètement méconnu l'originalité et l'unité en la démem­brant, pour ainsi dire, pour l'absorber en partie dans la biologie, en partie dans la sociologie. Enfin Spencer reproche à A. Comte l'incertitude qui résulte pour sa classification de ce fait qu'il a voulu ne tenir compte que des sciences qu'il appelle fondamentales, en laissant trop complètement à l'écart celles qu'il nomme « concrètes » et qui sont des sciences au même titre que les autres et non pas seulement de simples applications de celles-ci.

 

 

 

4- Émile Durkheim,

Les Règles de la méthode sociologique.

 

Jusqu'à présent, la sociologie a plus ou moins exclusivement traité non de choses mais de concepts. Comte, il est vrai, a proclamé que les phénomènes sociaux sont des faits naturels, soumis à des lois naturelles. Par là, il a impli­citement reconnu leur caractère de choses; car il n'y a que des choses dans la nature. Mais quand, sortant de ces généralités philosophiques, il tente d'appli­quer son principe et d'en faire sortir la science qui y était contenue, ce sont des idées qu'il prend pour objet d'études. En effet, ce qui fait la matière principale de sa sociologie c'est le progrès de l'humanité dans le temps. Il part de cette idée qu'il y a évolution continue du genre humain qui consiste dans une réa­lisation toujours plus complète de la nature humaine, et le problème qu'il traite est de retrouver l'ordre de cette évolution. Or, à supposer que cette évo­lu­tion existe, la réalité n'en peut être établie que la science une fois faite, on ne peut donc en faire l'objet même de la recherche que si on la pose com­me une conception de l'esprit, non comme une chose. Et en effet, il s'agit si bien d'une représentation toute subjective que, en fait, ce progrès de l'huma­nité n'existe pas. Ce qui existe, ce qui seul est donné à l'observation, ce sont des sociétés particulières qui naissent, se développent, meurent indépen­damment les unes des autres. Si encore les plus récentes continuaient celles qui les ont précé­dées, chaque type supérieur pourrait être considéré comme la simple répéti­tion du type immédiatement inférieur avec quelque chose en plus; on pourrait donc les mettre tous bout à bout, pour ainsi dire, en confondant ceux qui se trouvent au même degré de développement, et la série ainsi formée pourrait être regardée comme représentative de l'humanité. Mais les faits ne se présen­tent pas avec cette extrême simplicité. Un peuple qui en remplace un autre n'est pas simplement un prolongement de ce dernier avec quelques caractères nouveaux; il est autre, il a des propriétés en plus, d'autres en moins; il consti­tue une individualité nouvelle et toutes ces individualités distinctes, étant hétérogènes, ne peuvent pas se fondre en une même série continue ni surtout en une série unique. Car la suite des sociétés ne saurait être figurée par une ligne géométrique; elle ressemble plutôt à un arbre dont les rameaux se diri­gent dans des sens divergents... En somme, Comte a pris pour le développe­ment historique la notion qu'il en avait et qui ne diffère pas beaucoup de celle que s'en fait le vulgaire.

 

 

5- Ch. Le Verrier.

 

D'avoir tant blâmé l'esprit métaphysique ne l'a pas empêché de faire à son tour de la métaphysique. On a montré qu'il y avait dans sa philosophie des sciences toute une ontologie implicite, et qu'un métaphysicien seul pouvait s'aviser, par exemple, de contraindre l'optique à traiter la lumière comme un fait irréductible. L'humanité devient pour lui la raison première et l'ultime fin de toutes choses. C'est par rapport à elle qu'il chemine, juge et légifère. L'absolu, dans le système de Comte, c'est l'humanité. Pas un philosophe ne s'est moins que lui placé au point de vue critique et interrogé sur la valeur des principes de notre connaissance. La science, selon lui, est un fait historique, qu'il faut étudier comme donné, sans en scruter l'origine ni en sonder la portée.

 

Nul, à vrai dire, n'aborda la réflexion méthodique avec une préparation plus pauvre : il semble n'avoir pas lu Kant qu'il réfute à faux et ne connaît de Descartes que sa géométrie. Le rapprochement qui s'opère de nos jours entre la métaphysique et la science lui eût été odieux. Il n'aurait pas feuilleté la Revue de Métaphysique et de Morale sans crier à l'aberration, et des ouvrages comme ceux de MM. H. et L. Poincaré et E. Picard, il les eût attribués à la funeste influence de ce qu'il appelle dédaigneusement le régime académique, Il était donc aussi loin que possible de prévoir l'évolution de la philosophie générale dans ses rapports avec la science, et il ne paraît pas avoir exercé sur elle une action importante.

 

Pour des motifs analogues, la critique qu'il en a faite n'a pas ruiné la mé­thode introspective en psychologie. Comte ignorait que certaines objec­tions, qu'il considérait comme victorieuses, avaient déjà été examinées et écartées par les psychologues; il ne s'est pas aperçu, faute toujours de se placer au point de vue critique, qu'elles portaient, pour la plupart, aussi bien contre l'étude objective des phénomènes internes, et qu'elles n'avaient pas plus de valeur dans un cas que dans l'autre.

 

 

6- Gabriel Tarde.

 

Son œuvre est une admirable cathédrale d'idées où se déploie l'esprit le plus constructeur, le plus merveilleusement doué pour la synthèse unitaire. Il porte en lui-même un besoin d'unité systématique qu'il objective universelle­ment, et ne peut rien toucher ni rien voir sans le systématiser.

 

 

7- L. Brunschwicg,

Les Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale.

 

La tentative d'une synthèse où la doctrine du progrès et la doctrine de l'ordre se concilieraient dans une sociologie positive a donc échoué. Par la force des choses, les éléments contradictoires se sont dissociés et le courant de réaction qui est propre au XIXe siècle a ramené Comte, comme il avait rame­né Fichte, comme il devait ramener Taine, au stade théologique qu'ils s'étaient d'abord flattés de dépasser. En créant, de son autorité privée, la religion positi­vis­te afin de combattre la maladie occidentale... le principe révolution­naire con­­sis­tant à ne reconnaître d'autre autorité spirituelle que la raison indivi­du­elle, Comte reste fidèle à l'impulsion que lui avait communiquée joseph de Maistre. Par le positivisme autant que par le catholicisme, l'esprit pontifical... tendait à la possession complète du XIXe siècle.


 

 

 

 

Questions sur le « cours
de philosophie positive »

 

PREMIÈRE LEÇON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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I. Objet de la première leçon.

 

1. Diverses acceptions du mot « philosophie ». Quelle est celle à laquelle s'est arrêté A. Comte? Quelles raisons l'ont décidé à choisir l'expression « philo­sophie positive » de préférence à « philosophie naturelle » ? (Cf. Avertissement.)

 

2. Quelle est la valeur de la distinction établie par Comte entre les géné­ralités conçues comme un « aperçu » ou comme un « résumé » de doctrine?

 

- Pourquoi Comte tient-il à délimiter « avec toute la sévérité possible » le champ de ses recherches ?

 

II. Exposé de la loi des trois états.

 

1. Quels postulats sont implicitement admis par Comte au début de ce paragraphe?

 

- Comment expliquez-vous qu'une « conception quelconque ne peut être bien connue que par son histoire » ?

 

2. « Preuves rationnelles », « vérifications historiques » : qu'annonce Comte par cette distinction?

 

- Justifiez les épithètes : fictif, abstrait, positif, après avoir lu tout l'exposé de la loi.

 

3. Pourquoi, dans son premier essor, l'intelligence humaine cherche-t-elle tout de suite une explication de l'univers?

 

- Citez des « agents surnaturels ».

 

4. En quel sens l'état métaphysique n'est-il qu'une modification de l'état théologique?

 

- Citez des « entités ».

 

5. Expliquez : « notions absolues ». Quel mot du même paragraphe faut-il opposer à cette expression?

 

- Pourquoi faut-il bien combiner le raisonnement et l'observation dans la recherche des lois? A quoi aboutirait l'usage exclusif du raisonnement? de l'observation?

 

- Le principe du déterminisme universel chez Claude Bernard (Intro­duction à la Médecine expérimentale) et chez A. Comte. Celui-ci, dans le vol. VI du Cours (p. 655) énonce comme suit le principe de l'invariabilité des lois naturelles : « Tous les phénomènes quelconques inorganiques ou organiques, physiques ou moraux, individuels ou sociaux sont assujettis d'une manière continue à des lois rigoureusement invariables. » Comparez la formule de CI. Bernard citée en note.

 

6. Quelle tendance commune Comte découvre-t-il à chacun des trois systèmes philosophiques?

 

- La fin de ce paragraphe permet-elle de faire à Comte le reproche de vouloir tout ramener aux mathématiques? (Cf. la fin de la 1re leçon.)

 

 

III. Démonstration de la loi des trois états.

 

1. « Ce n'est pas le lieu de démontrer spécialement... » Pourquoi? - Pour­quoi est-il cependant nécessaire de donner tout de suite une démonstration provisoire?

 

2. Citez des exemples d'abstractions métaphysiques qui ont pu dans le passé dominer certaines sciences.

 

3. Pourquoi le point de départ dans l'éducation individuelle est-il, selon Comte, nécessairement le même que dans celle de l'espèce?

 

- Idées de Comte sur l'individu et l'espèce. L'individu peut-il être objet de science?

 

- Que faut-il entendre par : « Des hommes au niveau de leur siècle » ?

 

4. Ce que dit Comte de la nécessité de se former « une théorie quelconque » est-il seulement applicable à l'état théologique ou métaphysique? Rôle de l'hypothèse dans la science positive.

 

- Bacon admettait-il l'hypothèse? Et Comte?

 

- Quelle est l'attitude de la science moderne vis-à-vis de l'hypothèse? (Cf. H. Poincaré : la Science et l'hypothèse.)

 

5. D'après ce passage et les précédents résumez les caractères et les avan­ta­ges de la conception théologique à la naissance de l'esprit humain.

 

6. Caractère et raison d'être de la philosophie métaphysique.

 

 

IV. Nature de la philosophie positive.

 

1. Le principe positiviste des lois n'implique-t-il aucune finalité?

 

- Pourquoi est-ce, aux yeux de Comte, une prétention que de vouloir expo­ser les causes génératrices des phénomènes? En quoi cette attitude est-elle contraire à l'esprit positif?

 

- Commentez : « Aucun esprit juste ne cherche aujourd'hui à aller plus loin. »

 

 

V. But du « Cours ».

 

1. Le principe de la hiérarchie des sciences avait déjà été exprimé d'une façon analogue dans les Considérations sur les sciences du même auteur. Comparez les deux expressions du même principe.

 

- En quoi ce principe est-il considéré par Comte comme le complément de la loi des trois états?

 

2. Que veut dire Comte lorsqu'il écrit, dans la 6e leçon du Cours, que la « grande idée-mère » de Descartes est « la représentation analytique générale des phénomènes naturels » ?

 

- Essayez d'opposer maintenant l'esprit positif à l'esprit théologico-méta­physique.

 

3. Importance des phénomènes sociaux pour A. Comte.

 

- A quoi tient la difficulté de leur étude?

 

- Distinguez : moyen d'investigation, moyen d'argumentation.

 

- Comment, par la fondation de la « physique sociale », la philosophie aura-t-elle acquis le caractère d'universalité qui lui manque encore?

 

4. Pourquoi la physique sociale ne peut-elle atteindre immédiatement au degré de perfection des autres sciences positives?

 

- Quelles sont ces conceptions dont Comte « espère que ce discours laisse entrevoir le germe » ? Pouvez-vous les dégager?

 

- Dans quel sens entendez-vous « homogènes » dans : « Toutes nos con­cep­tions fondamentales étant devenues homogènes » ?

 

- « Il ne lui restera qu'à se développer indéfiniment » : commentez.

 

5. Pourquoi Comte a-t-il commencé par exposer le « but spécial » du Cours?

 

- La conception de la science chez A. Comte.

 

- Les deux buts du Cours; rapports qui les unissent.

 

- L'esprit systématique de Comte : montrez-le à l'œuvre dans ce passage et quelques autres que vous choisirez.

 

6. A. Comte et la division du travail intellectuel : ses avantages, ses dan­gers.

 

- Pourquoi « l'antique confusion des travaux » n'est-elle ni possible ni sou­haitable?

 

- Quel remède Comte propose-t-il pour échapper aux dangers de la spé­ciali­sation scientifique? Appréciez-le.

 

 

VI. Avantages de la réorganisation scientifique
par la philosophie positive.

 

1. Étudiez d'après ce passage l'art du raisonnement chez Auguste Comte.

 

- Comte et la psychologie. Ses objections à la méthode introspective dans l'étude des phénomènes intellectuels.

 

- Les théories relatives à l'origine du langage.

 

2. « La méthode n'est pas susceptible d'être étudiée séparément des recher­ches où elle est employée » - commentez.

 

3. Pourquoi : « D'un intérêt bien plus pressant

 

- Comte et l'éducation scientifique.

 

- Pour le problème plus général de l'éducation positive, cf. Thamin : Éducation et positivisme (Alcan).

 

4. Comment la philosophie positive peut-elle contribuer au progrès des sciences spéciales? Exemples.

 

5. La science et la réorganisation sociale d'après A. Comte.

 

- L'influence de de Bonald sur A. Comte. En quoi il s'en rapproche et s'en éloigne.

 

- L'idée de progrès chez Condorcet et Auguste Comte.

 

 

VII. Caractère chimérique de toute tentative d'explication
universelle des phénomènes.

 

1. Quelle différence faites-vous entre « résumer en un corps de domine homo­gène l'ensemble des connaissances acquises » et réduire « à une loi unique » l'ensemble des phénomènes?

 

- Pourquoi Comte tient-il à ce qu'on ne se méprenne pas sur ses intentions?

 

2. Faiblesse congénitale de l'esprit humain, idée familière à Comte. Quel parti en a-t-il tiré?

 

- Quel sort la science moderne a-t-elle fait à la conception de Laplace?

 

3. L'unité de méthode est indispensable, mais il suffit que la doctrine soit homogène : que faut-il entendre par cette formule?

 

- Étudiez dans la première leçon la composition et le style.

 

 

 

 

 

 

Questions sur le « cours
de philosophie positive »

 

DEUXIÈME LEÇON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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I. Les classifications des sciences avant Comte. - Causes de leur échec. - Circonstances favorables à une classification positiviste.

 

1. Pourquoi Comte ne parle-t-il que des classifications proposées « depuis deux siècles » ?

 

- Classification de Bacon et d'Alembert.

- Classification d'Ampère (1834).

- Quel peut être l'intérêt d'une classification des sciences?

- Une classification des sciences peut-elle être considérée comme définitive?

 

2. Raisons de l'échec des classifications avant Comte,

 

3. Classification a priori, classification rationnelle : distinguez.

 

 

II. Distinctions préliminaires : connaissances théoriques et pratiques, sciences abstraites et concrètes.

 

1. Quelle valeur Comte attribue-t-il à cette distinction entre la spéculation et l'action?

 

- Qu'entendait Bacon par « philosophie première » ? Quelle idée s'en faisait-il?

 

2. Précisez, en vous référant à un exemple précis, les relations entre une science et l'art correspondant.

 

- La « prévision » scientifique. En quoi elle consiste. Sur quel principe, sur quelle croyance repose-t-elle ?

- D'où vient l'étonnement dont parle Comte?

 

3. Les recherches scientifiques doivent être exclusivement spéculatives ; pourquoi ?

 

- Citez d'autres exemples de recherches purement spéculatives ayant comporté des conséquences pratiques très importantes.

 

4. Classification de Spencer. Objections de Spencer à la classification de Comte.

 

- Comte et le rôle de l'ingénieur. Quelle haute idée s'en faisait-il ?

 

5. Quelle importance faut-il attribuer à une théorie générale des arts et pourquoi n'est-elle pas encore possible selon Comte?

 

6. Quelles raisons d'ordre logique imposent la distinction des sciences abstraites et des sciences concrètes? Pourquoi Comte s'occupe-t-il exclusive­ment des premières?

 

 

III. Caractère artificiel de toute classification.

 

1. Pourquoi une classification contient-elle toujours une part d'artifice ?

 

2. Mode d'exposition historique, mode dogmatique : caractères et intérêt de chacun d'eux.

 

- Exemples de sciences où le mode dogmatique d'exposition s'impose; de sciences où, au contraire, domine le mode historique d'exposition.

 

3. Raisons qui obligent 1 souvent à combiner les deux modes d'exposition. Exemples.

 

- Rechercher l'influence qu'un art comme la photographie a pu avoir sur une science totalement différente comme l'astronomie. ~ - L'histoire des sciences est fonction de l'histoire de l'humanité : pourquoi?

 

4. Recherchez, dans les deux leçons, des exemples d'emploi de la méthode de démonstration propre aux mathématiques.

 

 

IV. Classification des sciences.

 

1. Principe de la hiérarchie des sciences; en quoi est-il conforme au princi­pe des classifications biologiques?

 

2. Montrez que les phénomènes des corps bruts sont plus généraux et moins complexes que ceux des corps organisés.

 

- Commentez : « ... La classification que nous établissons n'en saurait être aucunement affectée. »

 

3. A quoi tiennent la généralité, la simplicité, le caractère abstrait des phénomènes astronomiques?

 

4. justifiez les sous-divisions que Comte introduit dans la « physique terrestre ».

 

5. Pourquoi Comte ne définit-il pas les faits sociaux?

 

- Durkheim et Comte. Voyez le soin méticuleux qu'apporte le premier à définir le fait social (les Règles de la méthode sociologiques, in limine).

- Importance du principe : « L'histoire ne se déduit pas. »

 

6. Résumez en un tableau simple la classification de Comte. Où placer les mathématiques? (Cf. la fin de la 2e leçon.)

 

 

V. Propriétés essentielles de cette classification.

 

1. La classification de Comte diffère essentiellement d'une classification empirique, bien qu'elle soit conforme à la répartition spontanée du travail scientifique : montrez-le. Pourquoi Comte éprouve-t-il le besoin de le faire remarquer?

 

2. La classification des sciences, complément de la loi des trois états.

 

3. A quelles espérances « chimériques », à quelles « injustes comparai­sons » Comte fait-il allusion ici?

 

4. Dans quelle mesure les programmes scientifiques scolaires ont-ils tenu compte de la hiérarchie positive des sciences?

 

- Importance de l'ordre encyclopédique pour la connaissance de la méthode positive.

 

5. Nécessité de passer du simple au complexe : valeur pédagogique de ce principe.

 

- Qu'est-ce qu'une loi?

- Qu'est-ce qu'observer? Caractères de l'observation scientifique.

- Montrez qu'en dernière analyse les préoccupations sociologiques de Comte reparaissent toujours.

 

 

VI. Place de la science mathématique dans la hiérarchie des

sciences fondamentales.

 

1. Est-ce par un simple artifice de composition que Comte parle des ma­thé­matiques en dernier lieu?

 

- La définition donnée par Comte de la science mathématique est-elle suffisamment générale?

- La mathématique, « science dominante » chez Descartes, joue-t-elle tou­jours ce rôle chez Auguste Comte? .

 

2. La place des mathématiques est bien en tête de la classification; montrez que cela est conforme au principe de la hiérarchie des sciences.

 

 

 

 

 

 

Sujets de devoirs

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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- « La science se compose de lois et non de faits. » Quel sens et quelle portée attribuez-vous à cette formule d'Auguste Comte?

 

- « Depuis que la subordination constante de l'imagination à l'observation a été unanimement reconnue, écrit Auguste Comte dans le Discours sur l'es­prit positif, comme la première condition fondamentale de toute saine spécu­la­tion scientifique, une vicieuse interprétation a souvent conduit à abuser beaucoup de ce grand principe logique pour faire dégénérer la science réelle en une sorte d'accumulation stérile de faits incohérents, qui ne pourraient offrir d'autre mérite essentiel que celui de l'exactitude partielle. Il importe donc de bien sentir que le véritable esprit positif n'est pas moins éloigné, au fond, de l'empirisme que du mysticisme ; c'est entre ces deux aberrations, éga­le­ment funestes, qu'il doit toujours cheminer. » Expliquez et discutez.

 

- Quelle part Auguste Comte attribuait-il, dans l'élaboration de la science positive, aux divers procédés de l'investigation scientifique ?

 

- Dans son Introduction au Discours Préliminaire de l'Encyclopédie de d'Alembert (Colin, édit., p. LII-LIII), M. Picavet écrit: « ... Pour la division générale de la philosophie, plus spécialement pour les mathématiques, les sciences physico-mathématiques; pour les deux limites entre lesquelles se concentrent nos connaissances et la réhabilitation des arts mécaniques; pour la morale, devenue positive et placée sur le même rang que les mathématiques; pour la , politique subordonnée à la morale..., non seulement d'Alembert dit plus d'une fois très bien, selon le mot de Renan, ce qu'Auguste Comte répète en mauvais style, mais le plus souvent il est pour nous un véritable contem­porain. »

 

Recherchez et précisez ce qu'Auguste Comte peut devoir à d'Alembert en ce qui concerne la classification des sciences.

 

-Littré, disciple d'Auguste Comte, écrivait en 1864 : « La science, qui n'est devenue positive que depuis qu'elle expérimente et vérifie, ne veut plus d'une finalité qui ne se vérifie ni ne s'expérimente. » (Préface d'Un Disciple, p. 36, éd. 1891.) Que pensez-vous de cette formule? Le positivisme de Comte n'admet-il aucune finalité ?

 

- Dans quel sens a-t-on pu dire de Comte qu'il avait été un « métaphy­si­cien malgré lui » ?

 

- La classification des sciences d'Auguste Comte. Quelle place occupe-t-elle dans sa philosophie?

 

-Pourquoi a-t-on appelé Auguste Comte . « Le père de la sociologie » ?

 

- Auguste Comte estime qu'on ne saurait voir dans la physique sociale « un simple appendice de la physiologie ». Comment justifieriez-vous l'indépen­dance de la sociologie à l'égard des autres sciences

 

 



[1]      Cf Spencer (Premiers principe) : « La philosophie est la connaissance ayant le degré de généralité le plus élevé ».

[2]      Positif, au propre, qui doit être pose sur quelque chose; au figuré, qui repose sur. quelque chose d'assuré (ici, les fait. observés);

[3]      L'étude des Phénomènes sociaux, ou physique sociale, ou sociologie, ne se constituera en science que grâce à Auguste Comte. - Ces différentes précautions paraissent d'autant plus nécessaires à Comte. qu'on déniait tout caractère scientifique aux faits sociaux. Un demi-siècle plus tard, M. Durkheim, dans la Préface de son livre : les Règles de la méthode sociologique (1894), constatera encore une certaine répugnance, à traiter les faits sociaux scientifiquement.

[4]      Philosophie naturelle. Voir ci-dessus l'Avertissement de l'auteur. Naturelle parce qu'elle prend pour objet des faits donnés dans la nature et non des créations arbitraires de l'esprit.

[5]      C'est donc comme un aperçu de sa doctrine que Comte va indiquer ces généralités fonda­men­tales. Cette façon de procéder lui permet de limiter comme il le dit plus bas « le champ de ses recherches ». et de mettre de l'ordre dans la complexité des phénomènes.

[6]      Dans son ensemble. Remarquer que cette phrase renferme deux idées essentielles que Comte admet comme deux postulats : celle d'humanité et celle de progrès. A ce sujet, cf. Introduction.

[7]      Je crois avoir découvert Il s'agit de la célèbre loi, dite des trois états ; sur l'originalité de Comte en cette matière, voir l'introduction.

[8]      Théologique : Comte qualifie ainsi « toute interprétation des phénomènes de la nature au moyen de causes surnaturelles et arbitraires ». Ces phénomènes s'expliquent non par des lois mais par la volonté des dieux. « Théologie est ici synonyme d'anthropomorphisme dans la conception des causes ». (Cf. Lévy-Bruhl, la Philosphie dAuguste Comte, pp. 41-42).

[9]      Métaphysique : Est métaphysique, selon Comte, toute tentative d'explication des phéno­mènes naturels non plus par des agents surnaturels, mais par des abstractions, des entités. (Cf. p. 21, note 4 des exemples d'explications métaphysiques).

[10]    Qui s'excluent mutuellement, Puisque chacune diffère des autres dans son Principe direc­teur et dans sa nature; mais cela ne signifie pas que chacune se substitue radicalement et d'un coup à la précédente. Cf. infra p. 52.

[11]    Nécessaire, dans les deux sens: c'est celui-là qui S'impose à l'intelligence humaine « sous le point de vue physique de la nécessité, c'est-à-dire comme dérivant des lois naturelles de I'organisation humaine, et sous le point de vue moral de son indispensabilité, c'est-à-dire comme étant le seul mode convenable au développement de l'esprit humain Il. Comte, Considérations philosophiques sur les sciences et les savants (1825).

[12]    Intime : au sens étymologique de tout à fait intérieure.

[13]    Arbitraire : leur intervention ne dépend que de leur seule volonté (arbitrium), de leur seul caprice; elle n'est pas subordonnée aux faits, et par suite n'est pas soumise à des lois invariables.

[14]    A. Comte avait d'abord écrit (Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société, 1822) : l'état métaphysique « n'est au fond qu'une nuance de l'état théologique dont il ne diffère essentiellement que par un caractère moins prononcé ».

[15]    Comte donne comme exemples de survivances de l'esprit métaphysique : en mécanique, les démonstrations analytiques de notions fondamentales en réalité empruntées à l'obser­va­tion, comme la composition des forces; en physique, les hypothèses sur les fluides, sur l'éther; en chimie, la doctrine des affinités qui, sous prétexte d'expliquer les combinai­sons, se borne à répéter en termes abstraits l'énoncé du problème ; en biologie, les doctri­nes de Van Helmont ou de Stahl qui prétendent rendre compte de la vie par des entités telles que l'archie, l'âme, le Principe vital. Bichat lui-même ne lui semble pas échapper à ce reproche quand il parle des forces vitales (d'après Ch. Le Verrier).

[16]    Cf. le Discours sur l'esprit Positif où Comte invoque le dogme général de l'invariabilité des lois de la nature, lequel n'est pas, ajoute-t-il, une sorte de notion innée ou du moins primi­tive de la pensée, mais doit être regardé comme le résultat d'une induction graduelle, à la fois collective et individuelle. C'est le principe du déterminisme universel proclamé par CI. Bernard dans son Introduction à la médecine expérimentale : « Le principe absolu des sciences expérimentales est un déterminisme nécessaire et conscient dans les condi­tions des phénomènes de telle sorte qu'un phénomène naturel, quel qu'il soit, étant don­né, jamais un expérimentateur ne pourra admettre qu'il y ait une variation dans I'ex­pres­sion, de ce phénomène uns qu'en même temps il ne soit survenu des conditions nouvelles dans sa manifestation ».

[17]    Tirée des faits, de la réalité (sans qu'il soit besoin d'avoir recours aux abstractions, aux entités, pour expliquer les phénomènes).

[18]    Par faits généraux, Comte entend ceux qui se compliquent le mains da autres. Exemple : la gravitation universelle. (Voir plus loin, 2e leçon).

[19]    Dans l'état théologique, Comte distingue trois âges différents: le fétichisme, dont l'ado­ration des astres constitue le degré le plus élevé (prédominance de l'instinct et du senti­ment), le polythéisme (prépondérance de l'imagination) et enfin le monothéisme, dont il est ici question. Cette dernière étape est celle où le système théologique atteint le plus haut degré de perfection, parce que la part de la raison restreint celle de l'imagina­tion et peu à peu elle développe ce sentiment que tous les phénomènes sont assujettis à des lois naturelles et invariables (cf. Discours). D'ailleurs même à l'époque la plus florissante de la philosophie théologique certains faits ont toujours été regardés comme soumis à des lois naturelles. « L'illustre Adam Smith a très heureusement fait remarquer qu'on ne trou­vait, en aucun temps ni en aucun pays, un dieu de la pesanteur ».

[20]    Les personnes qui désireraient immédiatement à ce sujet des éclaircissements plus éten­dus, pourront consulter utilement trois articles de Considérations philosophiques sur les sciences et les savants que j'ai publiées, en novembre 1825, dans un recueil intitulé le Producteur (nos 7, 8 et 10), et surtout la première partie de mon Système de Politique positive, adressée, en avril 1824, à l'Académie des sciences, et où j'ai consigné, pour la première fois, la découverte de cette loi. (Note d'Auguste Comte). - C'est dans les leçons sur la physique sociale (leçons 46 à 52) que Comte donne cette démonstration.

[21]    Voir plus haut (p. 21, note 4) des survivances de l'esprit métaphysique.

[22]    Physicien : qui se livre à l'étude des phénomènes naturels en eux-mê­mes, avec la seule préoccupation des faits. On voit en quoi ce terme s'oppose à métaphysicien et à théolo­gien.

[23]    Une théorie quelconque : celle qui convenait le mieux à chaque époque. « L'esprit hu­main a constamment employé, à chaque époque. la méthode qui Pouvait être la plus favorable à ses progrès. » (Considérations philosophiques sur les sciences et les savants).

[24]    Cf. Discours : « Toute proposition qui n'est pas strictement réductible à la simple énon­ciation d'un fait, ou particulier ou général, ne peut offrir aucun sens réel et intelligible » - Sur Bacon, voir Infra (p. 32, note 2).

[25]    « L'homme commence par voir tous les corps qui fixent son attention, comme autant d'êtres vivants, d'une vie analogue à la sienne, mais en général, supérieure, à cause de l'action plus puissante de la plupart d'entre eux » (Considérations philosophiques sur le sciences et les savants). Les premiers progrès de l'esprit humain sont dus à la méthode théo­logique, la seule dont le développement pouvait être spontané. « Elle seule, dit Comte, avait l'importante propriété de nous offrir, dès l'origine, une théorie provisoire, vague et arbitraire, il est vrai, mais directe et facile, qui a groupé immédiatement les Premiers faits, et à l'aide de laquelle mus avons pu, en cultivant notre capacité d'observa­tion, préparer l'époque d'une philosophie positive » (Ibid.).

[26]    A. Comte signale ici deux traits essentiels du travail scientifique; toute science est, en effet, un système de connaissances d'un certain ordre de faits, coordonnés et ramenés à des lois.

[27]    Les retenir, au sens d'en faire cas, de leur accorder attention. Cf. à ce sujet les idées de Bergson sur l'attention (Revue philosophique de janvier 1902). Faire attention, c'est dans une certaine mesure se représenter par anticipation la perception nouvelle, donc imaginer, grâce à notre expérience passée, l'événement, le spectacle nouveau, ce qui a fait dire qu'il n'y a point d'attention sans préperceptions.

[28]    C'est de lui-même, sans l'intervention d'une force étrangère, que l'esprit humain dans son enfance est ainsi poussé à la recherche de la nature intime des êtres, des causes premières et finales des faits qu'il perçoit par les sens. « Cette irrésistible spontanéité originaire de la philosophie théologique constitue sa propriété la plus fondamentale et la première source de son long ascendant nécessaire » (Cours, tome IV).

[29]    Elles sont exposées dans le tome IV du Cours et reprises dans le Discours sur l'esprit positif.

[30]    La philosophie théologique est une conception anthropomorphique de la nature; l'homme voit dans toute la nature des êtres semblables à lui-même; il attribue les phénomènes dont il est le témoin à des volontés analogues à la sienne. Ne connaissant que lui-même, d'une connaissance d'ailleurs très vague, il éprouve une tendance naturelle à appliquer cette connaissance à tous les phénomènes qui peuvent successivement a attirer son attention naissante » (Cours, IV).

[31]    Si tenace, aussi, que, selon Comte, l'intelligence humaine s'y abandonne encore même lorsqu'elle a tenté de franchir les limites de l'expérience. Et il cite en exemple « la mémorable aberration philosophique de l'illustre Malebranche relativement à l'explication fondamentale des lois mathématiques du choc élémentaire des corps solides », lequel Malebranche, esprit solide en un siècle éclairé, n'a pu « concevoir d'autre moyen réel d'expliquer une semblable théorie qu'en recourant formellement à l'activité continue d'une providence directe et spéciale).

[32]    Sublime, au sens étymologique, placés très haut, pratiquement inaccessibles.

[33]    Remarquons en passant que ni Comte ni ses disciples ne nient l'existence de ces mystères. Ils les considèrent comme inaccessibles. « Mais, déclare Littré, inaccessible ne veut p" dire nul et non existant. L'immensité, tant matérielle qu'intellectuelle. tient par un lien étroit à nos connaissances et devient par cette alliance une idée positive je veux dire que, en les touchant et en les abordant, cette immensité apparaît avec son double caractère, de réalité et d'inaccessibilité. C'est un océan qui vient battre notre rive et pour lequel nous n'avons ni barque ni voile. mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable» (Auguste Comte et la philosophie positive, 2e éd., p. 259).

[34]    Admirable facilité. Expliquer, pour la philosophie théologique, consiste à imaginer. Mais ses hypothèses sont d'autant plus faciles à constituer qu'elle n'exige pas leur contrôle par les faits. En face d'un problème posé par la nature, la philosophie en trouve ta solution soit en le réduisant à une cause déjà admise, soit dans « la création Peu coûteuse d'un agent nouveau ».

[35]    Dans cette conception rien n'est impossible, rien n'est nécessaire, tout dépendant de la volonté d'agents surnaturels qui peuvent provoquer ou empêcher arbitrairement tel événement naturel L'homme se tourne donc vers ces agents et non vers la nature: C'est à eux qu'il demande de modifier en sa faveur le cours des événements. Il ne peut rien par lui-même, mais il peut tout par I'intervention divine. Il tire de là une confiance consi­dérable dans son illusoire puissance sur la nature.

[36]    En lui donnant cette idée exagérée de son importance, la philosophie théologique a évité à l'homme le découragement qui l'eût empêché « de sortir jamais de son apathie primitive autant que de sa torpeur mentale ».

[37]    « On comprend en effet, d'après l'extrême faiblesse relative des organes purement intel­lec­tuels dans l'ensemble de cet organisme cérébral, quelle haute importance a dû avoir à l'origine, quant à l'excitation mentale, l'attrayante perspective morale de ce pou­voir illi­mité de modifier à notre gré la nature entière sous la direction de cette philosophie théo­logique, par l'assurance des agents suprêmes dont elle entoure notre existence, à la­quelle l'économie fondamentale du monde est ainsi essentiellement subordonnée » (Cours, tome IV.)

[38]    Képler (1571-1630), né dans le Wurtemberg, fut dans son enfance garçon de cabaret et devint un mathématicien remarquable. Signalé à l'empereur Rodolphe II qui le nomma astronome de la cour, Képler donna une très belle théorie de la planète Mars et énonça les lois, dites lois de Képler d'où Newton dégagea, en 1680, la fameuse loi de l'attraction uni­verselle. Il avait découvert que les planètes décrivent une ellipse autour du Soleil qui en occupe un des foyers: il avait déterminé également les lois mathématiques du mouvement des planètes. Toute la 23e leçon du Cours de philosophie positive est consacrée aux lois de Képler.

[39]    Berthollet, chimiste français, né en 1748 à Talloires près d'Annecy, mort en 1822. On lui doit, outre ses découvertes sur le pouvoir décolorant du chlore, sur la poudre détonante de chlorate de potasse, etc., l'énoncé d'une très importante loi sur les doubles décompositions salines. Comte le loue d'avoir ruiné !a théorie métaphysique des affinités électives en mon­trant que deux sels solubles « se décomposent mutuellement toutes les fois que leur réaction peut produire un sel insoluble, ou seulement un sel moins soluble que chacun des deux premiers ».

[40]    Le rôle social de la philosophie théologique annoncé plus haut, mais non développé par A. Comte, est double: 1° grâce à elle se constitue un système cohérent d'opinions com­mu­nes relatives au monde et à l'humanité, sans lesquelles ne peut exister une société de déve­loppement avancé et à plus forte raison une société en formation. Il n'y avait que cette Philosophie pour faire sortir l'humanité à son origine du cercle vicieux où l'enfer­maient deux nécessités également irrésistibles : celle d'observer et celle de se créer des théories quelconques pour se livrer à des observations suivies; 2° elle institue au sein de la société « une classe spéciale, régulièrement consacrée à l'activité spéculative ». Dès lors, la vie sociale s'organise dans ses lignes fondamentales, la théorie se distingue de la prati­que, et les affaires spirituelles de la société sont dirigées par la classe spéculative. Sans elle, « le progrès mental destiné à diriger tous les autres eût été certainement arrêté, presque à sa naissance, si la société avait pu rester exclusivement composée de familles uniquement livrées soit au soin de l'existence matérielle, soit à l'entraînement d'une bru­tale activité militaire » (Cours. tome IV).

[41]    L'état métaphysique est essentiellement un état transitoire. La divinité n'a abandonné la direction des phénomènes que pour laisser à sa place « une mystérieuse entité, d'abord nécessairement émanée d'elle, niais à laquelle, par l'usage journalier, l'esprit humain a dû rapporter, d'une manière de plus en plus exclusive, ta production particulière de chaque événement »

[42]    Subtilisées, rendues plus subtiles, plus dépouillées de tout élément anthropomorphique par conséquent plus abstraites.

[43]    La philosophie positive substitue la recherche expérimentale des lois, c'est-à-dire des relations constantes entre les phénomènes naturels, à la détermination des causes trans­cen­dantes, abstraites, absolues. Vouloir expliquer les phénomènes par leurs causes abso­lues, c'est tenter une opération interdite à l'esprit humain car elle nous entraîne à sortir du domaine des faits sensibles.

[44]    Ces relations normales, constantes, invariables de succession autorisent la prévision ; celles de similitude permettent de rendre clair tel phénomène obscur, par son assimilation à un phénomène connu.

[45]    La gravitation est envisagée ainsi sous le point de vue de la succession (« tendance cons­tante de toutes les molécules »).

[46]    C'est ici le point de vue de l'assimilation. similitude de la gravitation avec cet autre fait bien connu, la pesanteur.

[47]    Cf. dans la 24e leçon une expression analogue de la même idée : pour Comte le terme de gravitation universelle « a le précieux avantage philosophique d'indiquer strictement un simple fait général, mathématiquement constaté, sans aucune vaine recherche de la nature intime et de la cause première de cette action céleste ni de cette pesanteur terrestre. Il tend à faite éminemment ressortir le vrai caractère essentiel de toutes nos explications posi­tives qui consistent en effet à lier et à assimiler le plus complètement possible ». « Nous connaissons avec un, pleine certitude l'existence et la loi de ces deux ordres de phé­no­mènes; et nous savons. en outre, qu'ils sont identiques. C'est ce qui constitue leur véri­table explication mutuelle ».

[48]    Fourier (Jean-Baptiste-Joseph), géomètre, né à Auxerre en 1768, mort en 1830, avait pris part à l'expédition d'Égypte et dirigé la publication du Mémorial de l'expédition d'Égypte. Son principal titre de gloire, aux yeux de Comte, est d'avoir appliqué l'analyse mathéma­tique à l'étude de la chaleur et fondé la thermologie mathématique.

[49]    Comte ne fait qu'annoncer ici, sans plus insister, le principe de la hiérarchie des sciences dans la positivisme qui sera exposé en détail dans la deuxième leçon : simplicité et géné­ralité décroissante, dépendance croissante des phénomènes étudiés (voir infra, 2e leçon). Dans ses Considérations sur les sciences, Comte avait écrit : « Il (l'ordre que les sciences ont suivi pour devenir positives) est déterminé par leur complication plus ou moins grande, par leur indépendance plus ou moins entière, par leur degré de spécialité et par leur relation plus ou moins directe avec Monime, quatre motifs qui, quoique ayant chacun une influence distincte, sont. dans le fond, inséparables » (1825).

[50]    Il y a toujours eu un esprit positif, mais ses manifestations, d'abord fort restreintes, sont allées en progressant. Certaines relations constantes entre les phénomènes ont frappé, dès l'origine, l'esprit le moins préparé. « Le germe élémentaire de la philosophie positive est certainement tout aussi primitif, au fond, que celui de la philosophie théologique elle-même, quoiqu'il n'ait pu se développer que beaucoup plus tard » (Cours, tome IV).

[51]    Bacon (Francis) [1561-16261, né à Londres, lord chancelier sous Jacques 1er et philoso­phe, préconisa dans son Novum organum (1620) l'emploi de l'observation et de l'expé­rience dans les sciences. Il donna aussi une classification des sciences reprise par d'Alembert au siècle suivant (De dignitate et augmentis-scientiarum, 1623).

[52]    Descartes. Voir Notice du Discours de la méthode dans la collection des Classiques Larousse.

[53]    Galilée (1564-1642), astronome italien né à Pise, construisit, en 1609, la première lunette d'approche qui ah servi à des recherches astronomiques : elle lui prenait de découvrir les montagnes de la lune, quatre satellites de Jupiter, les taches du Soleil et certaines nébu­leuses. Galilée soutint le système de Copernic - condamné par la congrégation de l'Index en 1616 - dans un livre: Dialogue sur le système du monde qui, écrit en italien, eut un grand retentissement (1632). L'inquisition le força à abjurer solennellement ses « héré­sies » et le condamna à l'emprisonnement. Sa captivité se transforma peu à peu en demi-liberté, mais il fut, jusqu'à sa mort, soumis à l'étroite surveillance de l'inquisition.

[54]    A. Comte pense évidemment ici à la catégorie des phénomènes sociaux, et la grande opération scientifique dont il parle plus bas et qui reste à exécuter, c'est la constitution en science positive de la physique sociale.

[55]    Ces phénomènes intéressant la vie de l'homme en société sont implicitement compris dans la classe de phénomènes physiologiques, puisque pour Comte il n'y a d'autre science de l'homme que la physiologie; la psychologie elle-même y est incluse et n'existe pas comme science distincte.

[56]    Plusieurs causes ont retardé l'extension de l'esprit positif aux phénomènes sociaux : ces phénomènes impliquent tous les autres et ne peuvent donner lieu à une science distincte tant que l'astronomie, la physique, la chimie, la biologie ne sont pas arrivées à l'état posi­tif; ainsi, écrit Comte dans la 19e leçon, « la physique sociale n'était point une science possible, tant que les géomètres n'avaient point démontré que les dérangements de notre système solaire ne muraient jamais être que des oscillations graduelles et très limitées autour d'un état moyen nécessairement invariable; » - ces phénomènes sont très com­plexes: - l'homme y est directement mêlé et peut dans une certaine mesure les modi­fier; - ils semblent ne pas obéir à des lois naturelles, etc. La réalité sociale est une synthèse de certaines tendances organiques s'exerçant dans des conditions cosmiques déterminées. « Comment, se demande Comte, pourrait-on concevoir rationnellement les phénomènes sociaux, sans avoir d'abord exactement apprécié le milieu réel où ils se développent ? »

[57]    La théorie du droit divin représente l'application de la philosophie théologique à la poli­tique; celle de la souveraineté du peuple est une manifestation de l'esprit métaphysique. Ces deux théories antagonistes se combattent l'une l'autre; la première représente l'ordre et empêche l'anarchie de se développer; la seconde se réclame du progrès et s'oppose à une réaction rétrograde; finalement elles se neutralisent; de là le trouble social. L'idée de Comte est de concilier l'ordre et le progrès, car ils ne sont que deux aspects d'un même prin­cipe : « Aucun ordre réel ne peut s'établir, ni surtout durer, s'il n'est pleinement com­pa­tible avec le progrès; aucun grand progrès ne saurait effectivement s'accomplir s'il ne tend à l'évidente consolidation de l'ordre. » (Cours, tome IV, début de la 46e leçon).

[58]    Voilà qui indique bien l'orientation générale de la philosophie de Comte. Sa préoccu­pation essentielle - née du spectacle des troubles moraux et sociaux issus de la Révolution française - est de traiter la politique comme un art correspondant à une science à cons­tituer : la physique sociale, qu'il appellera sociologie au tome IV de son Cours ; cette scien­ce pourra profiter des progrès réalisés par les autres sciences parvenues à l'état positif et par conséquent sera elle-même positive. Ainsi la politique, imprégnée à son tour de l'esprit positif, sera débarrassée des vieilles conceptions théologiques et métaphysi­ques, génératrices de crise morale, pour le plus grand bien de l'humanité.

[59]    Cette inégalité tient justement à la complexité croissante des phénomènes objets de ces sciences, et non à l'aptitude moindre de certaines d'entre elles à devenir positives.

[60]    C'est son caractère d'universalité qui a assuré le triomphe de la philosophie théologico-métaphysique. Si la philosophie positive démontre qu'elle est la seule à pouvoir expliquer l'universalité des phénomènes, elle se substituera entièrement aux deux autres sur les­quelles elle présente d'ailleurs la double supériorité de l'unité de méthode et de I'homo­généité de doctrine.

[61]    Cette image traduit bien la suprématie que Comte accorde à la sociologie. Celle-ci est au dernier terme de la hiérarchie des sciences: elle forme comme le tronc unique d'où partent les autres branches figurant les sciences particulières. L'unité des sciences se réalise ainsi dans la sociologie érigée en science universelle, Les autres ne devant être « finalement regardés que comme d'indispensables préliminaires graduels ».

[62]    Le développement de chaque science particulière et la masse des éléments qu'il faudrait s'assimiler rend impossible pareille entreprise. Il n'y a plus depuis longtemps d' « hommes universels ». C'est la conséquence de la division du travail intellectuel. Cf. infra, p. 38.

[63]    C'est là ce qui importe en effet. La masse des faits ne constitue pas la science: celle-ci consiste « réellement dans les lois des phénomènes » et en procédés de recherche et de découverte.

[64]    Les mathématiques, par exemple.

[65]    Comte va préciser la nature exacte de son Cours : ce n'est ni « un traité de la méthode » ni un « simple résumé des sciences », mais un essai de coordination du travail scientifique étu­diant d'une manière méthodique les rapports mutuels mire les sciences (Bréhier, His­toi­re de la Philosophie, tome II, vol. 3). Les mobiles auxquels Comte obéit et qu'il expose dans les lignes suivantes sont d'ordre sociologique.

[66]    Il y a là pour A. Comte un double danger: 1° développement de l'esprit de détail au détri­ment de l'esprit d'ensemble; or, la science est un tout et les recherches de détail, sous peine de demeurer stériles, ne doivent jamais perdre de vue les principes généraux; 2° dé­ve­loppement de l'intérêt individuel au détriment de l'intérêt général; or, Comte subor­donne étroitement l'individu à l'humanité. L'homme n'existe pas en dehors de l'humanité et tout ce qui tend à l'isoler du groupe est un danger social.

[67]    Ainsi Comte ne conteste pas les avantages de la division du travail intellectuel, au con­trai­re: mais pour échapper aux graves inconvénients d'une division toujours plus pous­sée, il faut la perfectionner. Il explique plus loin comment il conçoit ce perfectionnement.

[68]    Parce qu'ils disposent de systèmes cohérents et universels qu'ils opposent au morcelle. ment de la science positive.

[69]    Cette classe nouvelle, constituée, dans l'esprit de Comte, par les philosophes positifs. formerait un Pouvoir spirituel nouveau dont le rôle serait éducateur.

[70]    Il s'agit donc d'une philosophie des sciences dégagée de toute conception métaphysique. Il l'a exposée surtout dans les trois premiers volumes du Cours. « Elle se fonde, selon Lévy-Bruhl (la Philosophie d'Auguste Comte), au point de vue statique sur la hiérarchie des science, l'unité de la méthode et l'homogénéité du savoir. Au point de vue dynamique, elle s'efforce de montrer la convergence progressive de toutes les sciences vers la sociologie, science finale et universelle ».

[71]    Le plus urgent était d'assurer le triomphe de l'état positif dans chaque spécialité et d'y ruiner définitivement l'état théologico-métaphysique. C'était l'âge de l'esprit d'analyse; maintenant c'est l'âge de la « généralité rationnelle » et de « l'esprit de synthèse ».

[72]    A. Comte précise plus loin cette allusion à l'application de la méthode d'observation intérieure - ou introspective - aux phénomènes intellectuels.

[73]    De Blainville, né à Arques près Dieppe en 1777, mort à Paris en 1850. La plupart de ses travaux portent en effet sur l'anatomie comparée. Il était entré à l'Académie des sciences dès 1825.

[74]    Actif, apte à agir, agissant. Est actif, tout être dont le propre est d'agir; considéré à l'état de repos, il présente certains caractères qui le montrent comme apte à agit (point de vue statique) ; lorsqu'il est en mouvement, on dit qu'il est agissant (point de vue dynamique).

[75]    Ce n'est pas seulement les éclectiques de l'école de Cousin que Comte vise ici, mais encore l'école écossaise et les idéologues. Selon Lévy-Bruhl, Comte condamnerait seule­ment l'application de l'introspection à la découverte des lois intellectuelles. « Ce sont, en un mot, des travaux comme ceux de Condillac, des idéologues, de Reid, etc., qu'il con­damne dans leur principe. Il s'agit la de la théorie de la connaissance et non de ce qu'on appelle aujourd'hui proprement psychologie. » Lévy-Bruhl (op. cit., p. 223). Rap­pro­chez ces lignes de Comte : « En revenant aux premières notions du bon sens philoso­phique, il est d'abord évident qu'aucune fonction ne saurait être étudié. relativement à l'organe qui l'accomplit, ou quant aux phénomènes de son accomplissement; et, en second lieu, que les fonctions affectives, et surtout les fonctions intellectuelles, présentent par leur nature, sous ce dernier rapport, le caractère particulier de ne pouvoir pas  être observées pendant leur accomplissement même, mais seulement dans ses résultats plus ou moins prochains et plus ou moins durables. » (45e leçon).

[76]    Allusion à la phrénologie de Gall, médecin allemand (1758-1828) qui, venu à Paris en 1807, y publia ses ouvrages sur l'anatomie et la physiologie du cerveau. Son cours de cranioscopie eut beaucoup de succès et son système des localisations cérébrales connut une vogue considérable pendant une dizaine d'années. Gall avait assigné à chacune de nos facultés un siège dans les différentes circonvolutions du cerveau. L'expérience a fait rejeter comme impossibles ces localisations.

[77]    Comte voit l'influence de la philosophie positive dans ce fait que les philosophes dont il combat les doctrine ont cru devoir invoquer « l'observation des faits » pour donner à leurs théories « métaphysiques » une apparence scientifique. Le « sophisme » fondamental qu'il condamne réside justement dans cette prétention à distinguer l'observation intérieure de l'observation extérieure. Il n'y a qu'une observation possible : celle des faits et l'esprit seul peut la mener; or, il va le montrer, « la contemplation directe de l'esprit par lui-même est une pure illusion ».

[78]    Cela tombe sous les sens.

[79]    Comte fut d'abord un adepte des doctrines phrénologiques de Gall. C'est sur Ces doctri­nes qu'il se fonde pour introduire ici cette distinction. Gall divisait les « facultés » en facultés affectives (penchants-sentiments), facultés perceptives (celles qui constituent l'esprit d'observation) et facultés réflectives (esprit de combinaison). Les premières étant localisées dans la partie postérieure et moyenne du cerveau ont bien un siège distinct des secondes, - placées par Gall, dans la partie antérieure, - ce qui, selon A. Comte, rend pos­si­ble leur observation du dedans. Il apporte aussitôt d'ailleurs une importante restriction à cette concession : les états de passion aigus sont incompatibles avec l'esprit d'observation.

[80]    Comte écrivait déjà (lettre du 24 septembre 1819 à Valat), environ sept ans plus tôt: « Avec quoi observerait-on l'esprit lui-même, ses opérations, sa marche? On ne peut pas partager son esprit en deux parties dont l'une agit tandis que l'autre la regarde faire pour voir de quelle manière elle s'y prend. Les prétendues observations faites sur l'esprit humain considéré en lui-même et a priori sont de pures illusions. Tout ce que l'on appelle logique, métaphysique, idéologie est une chimère et une rêverie, quand ce n'est pas une absurdité ».

[81]    Outre ce reproche capital, Comte en adresse deux autres à la psychologie qui prétend uniquement faire appel à l'observation intérieure : a) elle limite nécessairement son étude au seul cas de l'homme adulte et sain (et écarte ainsi la psychologie de l'enfant et la psy­cho­logie pathologique): b) elle maintient une séparation irrationnelle entre l'animal et l'homme.

[82]    Ces divergences s'expliquent aisément: l'esprit métaphysique abuse ces philosophes et leur fait prendre 1.5 créations de leur imagination pour des résultats de l'observation; ils croient observer, mais ils imaginent; de là le caractère subjectif des éléments de leurs doc­trines et par suite leurs divergences d'opinions.

[83]    Cuvier (Georges), né à Montbéliard (1769-1832), créateur de l'anatomie comparée et de la paléontologie. Il a mis en lumière deux lois célèbres : 1° la loi de subordination des organes qui établit qu'un certain rapport lie entre elles toutes les modifications de l'orga­nisme et que certains organes ont sur l'ensemble de l'économie une influence décisive; 2° la loi de corrélation des formes d'après laquelle « tout être organisé forme un ensemble, un système unique et clos, dont les parties se correspondent mutuellement et concourent à la même action définitive par une réaction réciproque. Aucune de ces parties ne peut changer sans que les autres changent aussi, et par conséquent chacune d'elles prise séparément indique et donne toutes les autres ».

[84]    La science logique consiste dans la connaissance des lois qui régissent les phénomènes intellectuels (logique théorique); l'art logique consiste dans l'application de ces lois à nos raisonnements (logique appliquée).

[85]    Aphorisme : proposition relative à une science, à un art. énoncée sous forme de maxime (Darm.).

[86]    Comte a établi sa philosophie de l'histoire en considérant seulement une partie de la race blanche : les populations de l'Europe occidentale dont « l'évolution est la plus complète et la plus caractérisée ». La crise sociale qu'il déplore intéresse toute cette partie de l'humanité; la réorganisation de la société par la philosophie positive, seule capable de rétablir l'ordre en unifiant les croyances fondamentales de l'humanité, doit être précédée d'une éducation appropriée qui fera pénétrer partout l'esprit nouveau. C'est pourquoi Comte se préoccupe de « remplacer notre éducation européenne » par une autre qui réalisera cas fins importantes. On s'explique ainsi l'intérêt pressant de cette refonte de notre système d'éducation.

[87]    C'est la tâche de l'enseignement de faire pénétrer dans les esprits l'ensemble des concep­tions positives. Il ne s'agit pas de simplifier, de vulgariser la science. « La grande majo­rité des hommes devra toujours adopter la plupart des vérités scientifiques sur la foi de ceux qui les auront découvertes, critiquées et vérifiées. Mais ce que l'éducation commune devra donner à chaque esprit, c'est l'habitude de concevoir tous les phénomènes comme également régis par des lois invariables, et par suite, de comprendre la nature entière com­me un ordre que la méthode positive permet seule de découvrir et de modifier » (Lévy-Bruhl, la Philosophie d'Auguste Comte, p. 73).

[88]    Elles seraient arbitraires si elles étaient l'œuvre de caprices individuels; or, on a vu qu'elles étaient une conséquence de la division du travail intellectuel. Mais elles sont artificielles comme tout ce qui substitue l'art à la nature. Il y a un art de la recherche scientifique qui consiste notamment à « séparer les difficultés pour les mieux résoudre ». Cependant il sera souvent utile de « combiner plusieurs points de vue spéciaux » pour faire avancer les recherches et Comte en donne successivement trois exemples, le premier emprunté aux mathématiques. les deux autres à la chimie.

[89]    Ces deux sciences sont l'algèbre et la géométrie.

[90]    Selon la loi des proportions définies, tous les corps se combinent dans des rapports numé­riques constants.

[91]    Berzélius, chimiste suédois (1779-1848), vint à Paris en 1819 et se lia avec les principaux savants du temps. Esprit généralisateur, grand remueur d'idées, il exerça en Europe une influence considérable. Son ouvrage capital est son Traité de chimie dont la traduction en français parut de 1829 à 1850.

[92]    La préoccupation principale de Comte - sa seule préoccupation, peut-on dire, en dernière analyse - c'est la réorganisation sociale. Beaucoup de "a contemporains la cherchent dans une refonte des institutions; lui ne la croit possible qu'à la condition de procéder d'abord à une réforme spirituelle. Dès 1824 il écrit à son ami Valat : « Je regarde toutes les dis­cussions sur les institutions comme de pures niaiseries, jusqu'à ce que la réorganisation spirituelle de la société soit effectuée ou du moins fort avancée. » C'est qu'en effet « les institutions dépendent des mœurs, et les mœurs, à leur tour, dépendent des croyances ».

[93]    Cet état d'anarchie intellectuelle est caractérisé par ce que Comte appelle la « dispersion » des intelligences, c'est-à-dire les opinions, croyances, conceptions divergentes sur l'hom­me, la société, le monde. Il manque aux esprits des principes communs, des conceptions et des croyances universellement admises. De là le désordre moral et social, conséquence du désordre intellectuel.

[94]    De toute nécessité : sans qu'on puisse l'éviter.

[95]    Palliatifs : remèdes qui atténuent la maladie sans guérir.

[96]    Comte se propose de lui donner ce caractère de généralité par son application aux phénomènes sociaux, c'est-à-dire par la création de la physique sociale.

[97]    Le rôle destructif, critique, de la philosophie positive est terminé; il lui faut maintenant jouer son rôle constructif, organique.

[98]    En principe, elle sera terminée par la disparition des causes génératrices d'anarchie; mais en fait le désordre subsistera encore le temps nécessaire à la réalisation de cette « réunion des esprits clans une même communion de principes ».

[99]    C'est une idée familière à Comte et qui revient souvent dans ses œuvres que l'esprit humain est trop faible pour réduire à l'unité les lois qui gouvernent la complexité de l'univers. Aussi bien la philosophie positive n'a-t-elle pas cette prétention : il lui suffit, grâce à l'unité de sa méthode, de Présenter un corps de doctrine homogène.

[100] La classification des sciences de Bacon a été reprise par d'Alembert avec quelques vari­an­tes qu'il a lui-même mises en lumière pour préciser ce qu'il doit à Bacon et ce qu'il y a d'original dans sa classification. Cf. Discours préliminaire (éd. Picavet [Colin], pp. 163-181).

[101] D'Alembert (Jean Le Rond) [1717-17831, écrivain philosophe et mathématicien, un des fondateurs de l'Encyclopédie dont il écrivit le Discours préliminaire (1751).

[102] Ces classifications qui embrassent l'ensemble des connaissances humaines.

[103] Comte a déjà signalé dans la 1re leçon ce défaut d'homogénéité qui rendait impossible toute classification rationnelle. Ce défaut n'existe plus depuis la fondation de la science sociale qui occupe le sommet de la hiérarchie des sciences.

[104] La philosophie positive doit emprunter aux diverses sciences les méthodes que chacune d'elles emploie de préférence: l'observation, procédé essentiel de la physique; l'expéri­men­tation, celui de la chimie; la comparaison, celui de la biologie. Comte voit dans les classifications de la botanique et de la zoologie un modèle à suivre.

[105] L'art de classer ou taxonomie repose, selon A. Comte, sur un principe dont les deux aspects fondamentaux sont: 1˚ la formation de groupes naturels; 2˚ leur succession hiérar­chique. C'est ainsi que sont construites les classifications positives en biologie. Le même principe doit inspirer la classification des sciences positives.

[106] Ainsi, pas de classifications a priori comme celle de Bacon par exemple, qui repose sur une distinction - discutable par ailleurs - de trois facultés de l'entendement : mémoire, raison, imagination. Toute classification positive devra donc : 1° respecter l'enchaînement naturel des phénomènes étudiés; 2° assigner à chaque fait, dans la hiérarchie, une place telle que la relation « nécessaire et invariable» de ce fait avec l'ensemble se trouve par là-même indiquée; 3° dégager la loi selon laquelle ces faits présentent une dépendance réciproque et une complexité croissante.

[107] Circonscrire le sujet propre de la classification proposée. Il s'agit d'une classification des sciences. Sur quel ensemble va-t-elle porter? C'est ce que Comte se propose maintenant de préciser.

[108] Il ne sera donc question que des sciences théoriques et abstraites que Comte qualifie de fondamentales parce que toutes les autres les supposent alors qu'elles n'impliquent pas elles« mêmes d'antécédents, Comte ne se propose pas comme Ampère de rechercher une classification des sciences dans leur ensemble (Essai sur la classification des sciences, 1834).

[109] Spéculation (recherche théorique) s'oppose à action, comme théorie s'oppose à pratique. Les sciences théoriques seules intéressent la classification de Comte puisqu'il s'agit pour lui d'étudier la marche ascendante de l'esprit positif à travers les divers ordres de phéno­mènes : les sciences appliquées et concrètes tirent leurs principes des sciences théoriques; il lui suffira par conséquent de considérer celles-ci et de laisser de côté toutes les autres, c'est-à-dire les arts (sciences appliquées) et les sciences concrètes : zoologie, minéralogie, géographie, etc. La suite du texte va préciser d'ailleurs ces distinctions qui tendent à limiter exactement l'objet de la classification entreprise par Comte.

[110] La science « consiste dans les relations exactes établies entre les faits observés, afin de déduire du moindre nombre possible de phénomènes fondamentaux la suite la plus éten­due de Phénomènes secondaires » Assimilation, liaison et extension : tels sont les traits du travail scientifique. De là résulte la prévision des phénomènes non observés, attitude qui suppose la croyance à l'invariabilité des lois naturelles. « Lorsque Comte dit que toute science a pour but la prévoyance, il faut entendre : « Toute science tend à substituer la déduction à l'expérience, la connaissance rationnelle à l'empirique » (Lévy-Bruhl, op. cit., p. 78).

[111] La science et l'art : « A l'une, il appartient de connaître et par suite de prévoir; à l'autre, de pouvoir et par suite d'agir ».

[112] A noter que Comte écrit : « Semble s'accomplir contradictoirement. » Pourquoi ?

[113] Non seulement il ne faut pas considérer uniquement las sciences comme les bases des arts, mais il faut séparer les unes des autres. Il serait absurde, dit Comte, de confier aux navigateurs la culture de l'astronomie comme d'abandonner « les études biologiques aux loisirs de. médecins. » La confusion entre l'art et la science peut se justifier par « la crainte vulgaire » de voir la théorie perdre de vue les besoins de la pratique. Or, « le bon sens indique clairement que la science pourrait encore moins concourir au progrès de l'art si celui-ci, en s'efforçant de la tenir adhérente, s'opposait éminemment, par cela même, à son vrai développement ». L'expérience prouve d'ailleurs que : « C'est précisément depuis que, uniquement consacrée à découvrir le plus complètement possible les lois de la nature, sans aucune vue d'application immédiate à nos besoins, chacune d'elles a pu faire d'importants et rapides progrès, qu'elles ont pu déterminer dans les arts correspondants d'immenses perfectionnements dont la recherche directe eût étouffé leur essor spéculatif » (40e leçon).

[114] La science doit se borner à la connaissance des lois et non rechercher « les essences et les causes », mais elle ne doit pas non plus viser à trouver une utilité pratique à ses décou­vertes. Cette préoccupation ne peut qu'entraver son essor, parce que l'esprit ne dispose pas d'assez de puissance pour diriger ses recherches et s'imposer en même temps de leur assigner une utilité pratique immédiate. L'application concrète d'une vérité peut très bien se produire longtemps après sa découverte. L'exemple que Comte vient de citer après Condorcet le prouve.

[115] L'art.

[116] Ce travail, qui consisterait à « organiser rationnellement les rapports entre la théorie et la pratique » sera exécuté par la Philosophie positive; mais il n'est pas encore réalisable parce que : 1˚ le point de vue théorique et le point de vue pratique sont encore trop sou­vent confondus dans bien des sciences: 2˚ et surtout il y a des catégories de connaissances comme celles des phénomènes sociaux pour lesquelles il n'existe pas encore de science abstraite.

[117] Le point de vue de l'ingénieur n'est ni celui du savant, dont lei recherches n'ont en vue que « le progrès des connaissances scientifiques », ni celui de l'industriel, qui est celui d'un exécutant poursuivant un but utilitaire. C'est un point de vue « intermédiaire », « moyen », qui cherche parmi les connaissances scientifiques celles dont les progrès sont susceptibles d'utilisations industrielles.

[118] Monge (1746-1818), célèbre mathématicien, fils d'un marchand forain de Beaune, devint, à vingt-deux ans, professeur à l'École du génie à Metz, où il inventa la géométrie descriptive, science nouvelle dont les éléments furent utilisés dans le tracé et la construc­tion des fortifications. « Il a préalablement conçu, dit Comte dans la 11e leçon du Cours, un mode uniforme de représenter les corps par des figures tracées sur un seul plan à l'aide des projections sur deux plans différents, ordinairement perpendiculaires entre eux et dont l'un est supposé tourner autour de leur intersection commune pour venir se confon­dre avec le prolongement de l'autre; il a suffi, dans ce système de regarder les Points et les lignes comme déterminés par leurs projections et les surfaces par les Projec­tions de leurs génératrices. Cela posé, Monge..., considérant... d'une manière géné­rale et directe, en quoi devaient consister constamment les questions quelconques de cette nature, a reconnu qu'elles étaient toujours réductibles à un très petit nombre de problèmes abstraits, invariables, susceptibles d'être résolus séparément une fois pour toute. par des opérations uniformes, et qui se rapportent essentiellement, le. uns au contact et les autres aux inter­sections des surfaces. Ayant formé des méthodes simples et entièrement géné­rales Pour la solution graphique de ces deux ordres de problèmes, toutes ces questions géométriques auxquelles Peuvent donner lieu les divers arts quelconques de construction, la coupe des Pierres, la charpente, la fortification ont pu être traitées désormais comme de simples cas particuliers d'une théorie unique, dont l'application invariable conduira toujours nécessai­re­ment à une solution exacte, susceptible d'être facilitée dans la pratique en profitant des circonstances propres à chaque cas ».

[119] Physique concrète, physique abstraite : physique désigne l'ensemble des sciences de la nature; elle est concrète lorsque les problèmes qu'elle pose sont concrets; elle est abstraite lorsqu'elle porte sur les lois qui régissent un même ordre de faits.

[120] Incohérents : sans liens entre eux.

[121] Une contradiction, car ce serait transporter dans la philosophie positive l'esprit métaphysique qui, précisément, ne sépare pas l'abstrait et le concret, le rationnel et l'expérimental, ce qui est fourni par l'observation du monde extérieur et ce qui résulte d'une construction artificielle de l'esprit.

[122] Sur la distinction à faire entre arbitraire et artificiel

[123] Il y a cercle vicieux toutes les fois qu'en raisonnant on s'appuie sur une prémisse qui suppose la conclusion à démontrer. Le cercle vicieux consisterait ici à appuyer les lois d'une science sur les lois d'une autre science, elles-mêmes impossibles à démontrer sans faire appel à la première, ou en d'autres termes, à « présenter comme antérieure telle scien­ce qui aura cependant besoin d'emprunter des notions à une autre science classée dans- un rang postérieur ».

[124] Il est évident que pour une science à ses débuts, le mode d'exposition qui s'impose est le mode historique, parce que les notions à étudier étant peu nombreuses, il n'est pas encore possible de voir nettement les rapports qu'elles entretiennent. L'esprit est donc astreint à suivre l'ordre chronologique, alors que dans une science arrivée à un plus haut degré de développement il cherche tout naturellement, cédant à son besoin de simplification et d'unification, l'ordre rationnel des connaissances : c'est le mode dogmatique qui s'impose désormais, le mode historique devenant « de plus en plus impraticable ».

[125] Ils n'ont point de signification en eux-mêmes, point de valeur absolue. Ils n'ont de sens que relativement à l'histoire de l'humanité, seule capable de les vivifier.

[126] C'est qu'en effet « le développement de l'esprit humain n'est possible que par l'état social dont la considération directe doit donc prévaloir toutes les fois qu'il s'agit immédiatement des résultats quelconques de ce développement ».

[127] Esprit systématique et prodigieusement lucide et ordonné, Comte a très nettement prévu dans l'ensemble et dans le détail tout ce que contiendra son Cours. C'est donc à bon droit que cette deuxième leçon peut s'intituler « Plan du Cours ».

[128] Nécessairement unique : il ne peut y avoir qu'une classification fondée eut l'enchaî­nement réel des phénomènes et qui satisfasse en même temps aux lois de l'esprit et à celles des phénomènes extérieurs.

[129] Plausible : qui semblent devoir être approuvés.

[130] « Comte ne prétend nullement définir les essences qui distinguent les objets des sciences entre eux, il retient seulement des caractères logiques, ceux que la logique courante appelle extension et compréhension et qu'il appelle, lui, généralité et complexité. Les es­sen­ces sont, selon lui, ordonnées suivant une généralité décroissante et suivant une com­plexité croissante; cette formule signifie que leur richesse en compréhension augmente à mesure que leur extension diminue; cette considération permet de classer les réalités tout en ignorant leur nature profonde.» (Bréhier, Histoire de la Philosophie, tome II, vol. 3 : Auguste Comte).

[131] Tout ce paragraphe contient le principe de la hiérarchie des sciences, base de la classi­fication de Comte.

[132] Ces phénomènes sont aussi les plus abstraits et par conséquent les plus éloignés des réalités concrètes; c'est le cas de ceux dont traite la géométrie par exemple; au contraire, les phénomènes sociaux apparaissent comme les plus complexes parce que l'homme y est constamment mêlé; de là leur étude difficile : non seulement à cause de leur complexité, mai. aussi parce qu'on ne sait pas toujours les examiner dans une disposition d'esprit « calme » et « rationnelle », et qu'on y apporte trop de passion et de partialité.

[133] Il n'y a point de vie et, par suite, Point de corps vivants, sans un organisme en harmonie avec certaines conditions extérieures (le milieu). Ce principe dégagé, Comte, dans la 40e leçon, a appuyant sur les travaux de Blainville, fait sienne l'idée d'organisation émise par ce savant de son temps: l'organisation est caractérisée par un double mouvement intestin (C'est-à-dire intérieur) à la fois général et continu, de composition et de décomposition. Vé­gé­tal ou animal, tout organisme présente ces deux fonctions : 1° absorption-assimilation-nutrition; 2° rejet des éléments non assimilés ou résultant de la désassimi­la­tion, avec cette réserve cependant que, seuls, les végétaux vivent directement aux dépens du milieu inorganique. Comte voit dans cette idée de l'organisation « l'énonciation (exac­te) du seul phénomène rigoureusement commun à l'ensemble des êtres vivants » ; elle suffit donc à la distinguer des corps bruts sans qu'il soit besoin de chercher quelle diffé­rence de nature peut exister entre ces deux classes d'êtres.

[134] Dans la 40e leçon du Cours.

[135] C'est l'application du principe général de la hiérarchie des sciences : simplicité, et géné­ralité décroissante, dépendance croissante.

[136] L'emploi du pronom leur forme équivoque : il désigne évidemment les phénomènes et non les effets.

[137] Comte donne de la physique et de la chimie les deux définitions, suivantes qui résument les différences entre les deux catégories de phénomènes étudiés par ces sciences. La physique a pour objet d'étudier les lois qui régissent le propriétés générales des corps, ordi­nai­rement envisagés en masse et constamment placés dans da circonstances suscep­ti­bles de maintenir intacte la composition de leurs  molécules et même le plus souvent leur état d'agrégation. La chimie étudie la lois des phénomènes de composition et de décomposition qui résultent de l'action moléculaire et spécifique de diverse substances, naturelles ou artificielle les unes sur les autre. Pour plus de détails, voir la 28e et la 35e leçon du Cours.

[138] Cela découle du principe de la hiérarchie des sciences. Les phénomènes chimiques sont moins généraux et plus complexes que les phénomènes physiques, ils forment donc une catégorie spéciale de faits dont l'étude donne naissance à une science spéciale. En outre, c'est une loi sur laquelle Comte insiste souvent, « à mesure que les phénomènes devien­nent plus compliqués, ils sont en même temps susceptibles de moyens d'exploration plus étendus et plus variés ». Il y a donc intérêt à les étudier à part.

[139] Au sens du latin figura : forme.

[140] Plus l'espèce est « sociable » plus cette distinction s'impose; c'est pourquoi elle est fondamentale Il par rapport à l'homme», animal sociable par excellence.

[141] Les faits sociaux étant les plus complexes et les plus dépendants des faits scientifiques, leur étude implique la connaissance préalable des faits plus généraux et plus simples et des lois qui les régissent, en particulier les lois de la biologie, lesquelles sont à leur tour dominées par celles du inonde inorganique.

[142] Prolongement de la biologie, la sociologie n'en est pas un simple appendice. Cela serait peut-être possible s'il n'existait que des sociétés animales, mais il y a la société humaine carac­térisée par un développement si important des fonctions intellectuelles et morales que la biologie ne peut suffire à l'étudier. Or, ce développement est me conséquence de la vie sociale et pour en pénétrer le. lois, il faut recourir à une méthode spéciale : la méthode d'observation historique. En outre, Comte, après Condorcet, considère l'espèce humaine com­me un seul être qui évolue : une immense et éternelle unité sociale dont les divers orga­­nes, individus et nations, unis par une universelle solidarité, concourent, chacun sui­vant un mode et un degré déterminé, à l'évolution de l'humanité. Le fait principal de cette évolution c'est l'influence graduelle et continue des générations humaines les unes sur les autres. Une évolution aussi complexe ne peut être devinée pu notre intelligence «sans une analyse historique proprement dite». Or, l'histoire ne peut se déduire; on ne saurait tirer les éléments de cette histoire que de l'observation.

[143] Aucune théorie relative à la physique sociale, même si elle s'appuie sur « une évidente induc­tion historique), ne peut tenir si elle se met en contradiction avec les lois de la nature humaine: « C'est dans cette exacte harmonie continue entre les conclusions direc­tes de l'analyse historique et les notions préalables de la théorie biologique de l'homme qui devra surtout consister la principale force scientifique des démonstrations sociolo­giques » (Cours, vol. IV, p. 245).

[144] Il s'agit de l'ordre dans lequel s'est effectuée la progression des sciences, c'est-à-dire le passage de chacune d'elles à l'état positif, et non de l'ordre dans lequel elles sont nées. Le développement des sciences est « simultané », mais chacune ne parvient à l'état positif que dans l'ordre de la classification, et il faut que celle qui lui est antérieure dans la hiérarchie y soit arrivée avant elle

[145] Selon Comte, la loi des trois états, à laquelle il fait ici allusion, ne peut être exactement comprise que grâce à la classification des sciences. « Tandis que cette loi exprime le progrès de l'intelligence humaine dans la constitution de la science et de la philosophie, la classification suppose la science et la philosophie déjà constituées. Elle en exprime l'ordre. Elle énonce au point de vue statique ce que la loi formule au point de vue dyna­mique. Elle fait voir les rapports des divers éléments de la philosophie entre eux, et avec le tout. » (Lévy-Bruhl, op. cit., p. 64).

[146] « Sous un point de vue purement logique, dit Comte (3e leçon). la science mathématique est par elle-même nécessairement et rigoureusement universelle « car, selon lui », il n'y a pas de question quelconque qui ne soit réductible en dernière analyse à une question de nombres... Tout phénomène est logiquement susceptible d'être représenté par une équa­tion, aussi bien qu'une courbe ou un mouvement, sauf la difficulté de la trouver et celle de la résoudre, qui peuvent être et qui sont souvent supérieures aux plus grandes forces de l'esprit humain. » Or, cette difficulté est d'autant plus grande qu'il s'agit de phénomènes plus particuliers et, par suite, plus compliqués. Deux conditions sont nécessaires pour que des phénomènes comportent des lois mathématiques : 1° d'abord, il faut que les quantités qu'ils présentent puissent donner lieu à des nombres fixes ; 2° il faut que les phénomènes mettent en jeu un petit nombre d'agents et une combinaison de conditions peu nombreu­ses, car un trop grand nombre d'agents et de conditions rendrait inaccessible la loi mathé­ma­ti­que recherchée. De sorte que « l'extension future de l'analyse mathématique ne pour­ra, en aucun cas, dépasser la Physique inorganique ». Encore faut-il voir la sa limite extrême.

[147] Précision, certitude. Les exemples donnés éclairent très bien la différence de sens que pré­sentent les deux termes. La précision est en relation avec l'aptitude d'un phénomène à comporter une mesure numérique ; la certitude dépend de la positivité et de la rationalité d'une notion, ainsi qu'il résulte de tout le développement ultérieur.

[148] Ce que Comte souligne ici, c'est l'importance des bonnes habitudes intellectuelles dès la première éducation.

[149] La méthode de l'astronomie se borne à l'observation, mais même rigoureuse elle est ré­dui­te à l'usage d'un seul sens. La physique utilise aussi l'observation (divers organes des sens), mais les phénomènes Présentent plus de complication et exigent un nouveau mode d'exploration : l'expérience. En chimie, développement intégral de l'observation (tous les sens); on commence aussi à utiliser la comparaison et un double procédé de vérification : analyse et synthèse. Enfin, s'introduit l'art des nomenclature et c'est là que les philoso­phes positif. devront venir en puiser les principes. En biologie domine l'art comparatif; cette science fournit aussi la notion de l'art de classer. Quant à la physique sociale, elle enseigne la méthode historique.

[150] Ainsi chaque science a sa méthode principale que rien n'empêche de transporter dans d'autres s'il peut en découler des résultats féconds. Par exemple, la théorie des classifica­tions s'étudiera surtout en biologie, la méthode expérimentale en physique.

[151] Comte dira couramment : la mathématique. J'emploierai souvent cette expression au sin­gu­lier, déclare-t-il, au début de la 3e leçon, comme l'a proposé Condorcet, afin d'indiquer avec plus d'énergie l'esprit d'unité dans lequel je conçois celle science.

[152] Pour s'en former une idée exacte, il ne faut pas définir cette science : science des gran­deurs, ou même : science qui a pour but la mesure des grandeurs. Car la mesure directe des grandeurs est le plus souvent impossible et il faut, selon Comte, définir la science mathématique « en lui assignant pour but la mesure indirecte du grandeurs et disant qu'on s'y propose constamment de déterminer Io grandeurs les unes par les autres. d'après les relations précises qui existent entre elles ». Cette définition montre bien qu'il s'agit d'une science et non d'un art comme la première pourrait le laisser croire. Aussi l'étude de la mathématique permet-elle de se faire une idée de ce qu'est une science. De là sa place dans une éducation rationnelle: « Toute éducation scientifique qui ne commence point par une telle étude pêche donc nécessairement par sa base. » (3e leçon).

[153] La mathématique abstraite, ou calcul, a pour objet propre de résoudre de questions de nombres; elle comprend l'Algèbre et l'Arithmétique.

[154] « La mathématique concrète a un caractère philosophique essentiellement expérimental, Physique, phénoménal, tandis que celui de la mathématique abstraite est purement logique, rationnel. » Quels procédés emploie l'esprit humain pour découvrir les lois ma­thé­matiques des phénomènes? Ce n'est pas, dit Comte, le lieu de le discuter exactement; mais « soit que l'observation précise suggère elle, même la loi, soit, comme il arrive plus souvent, qu'elle ne fasse que confirmer la loi construite Par le raisonnement, d'après les faits les plus communs, toujours est-il certain que cette loi n'est envisagée comme réelle qu'autant qu'elle se montre d'accord avec les résultats de J'expérience directe. Ainsi, la partie concrète de toute question mathématique est nécessairement fondée sur la considé­ra­tion du monde extérieur et ne murait jamais, qu'elle qu'y puisse être la part du raisonne­ment, se résoudre par une simple suite de combinaisons intellectuelles. » (3e leçon).

[155] « Les mathématiques étudient la quantité, la réalité la plus simple et la plus indéterminée de toutes; l'astronomie ajoute à la quantité, la force et elle étudie les masses douées de forces attractives; la physique ajoute à la force la qualité; son objet, ce sont les forces qua­lita­tivement différentes : chaleur, lumière, etc.; la chimie s'élève à des matières qua­li­ta­tivement distinctes; la biologie (Comte l'appelle physiologie) a pour objet la vie qui ajoute à la matière brute l'organisation : enfin la sociologie (physique sociale) étudie la société qui relie ensemble les êtres vivants par un lien indépendant de leur organisme. » (Bréhier, op. cit., tome II, vol. 3).

[156] Les nécessités de la mise en page mus ont obligés à supprimer ce tableau dont la repro­duction aurait demandé trop de place.



07/11/2010
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